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protocole, Bismarck oppose une insensibilité de pierre : il laisse dire, mais il n’entend pas. « En 1861, je devins Excellence, à Kœnigsberg. J’étais sans doute Excellence à Francfort, mais Excellence de la Confédération et non Excellence de la Prusse. Les princes avaient décidé que tout député à la Dicte de la Confédération aurait le titre d’Excellence. Je n’ai pas fait beaucoup d’efforts pour obtenir ce titre et je n’y ai jamais attaché grande importance. J’étais sans cela un homme distingué[1]. » Sans cela, sans le titre, il était Bismarck. Certes il ne lui a pas déplu d’être fait d’abord comte, et puis prince, parce que, par là et en lui, l’histoire de sa maison se soudait à l’histoire d’Allemagne, et que deux dates de sa généalogie devaient à l’avenir marquer pour ses descendans deux époques de la genèse nationale, attestant solennellement sa part dans l’œuvre de création. Mais ni le comte de Bismarck ni le prince de Bismarck n’étaient, devant Bismarck, plus grands d’une ligne que Bismarck ; et, à l’heure de sa retraite involontaire, il lui sembla, très justement, que le duc de Lauenbourg serait plus petit. Comte ou prince, et chancelier de l’Empire, il garda cette façon de se présenter lui-même, sans introducteur chamarré et gourmé, en ces deux mots qui disaient tout : « Ich, Bismarck. Moi, Bismarck : Je suis Bismarck. »

L’espèce de curiosité badaude qu’éveillent autour d’eux les personnages officiels ou les personnages célèbres, et qui pousse sur leur passage les foules obstinées à de longues attentes au bout desquelles il n’y a que quelques voitures filant entre des gendarmes, cette exposition perpétuelle lui était une gêne : « Je me trouve on ne peut mieux du voyage ; mais il est très désagréable d’être regardé à chaque station comme un Japonais ; c’en est fait de l’incognito et de ses agrémens, jusqu’à ce que je disparaisse un jour comme tant d’autres avant moi, et qu’un autre ail l’avantage d’être l’objet de la malveillance générale[2]. » Si ce n’était encore que comme un Japonais que l’on vous regarde et s’il n’y avait que l’inconvénient d’être regardé ! « J’ai passé deux heures dans le jardin public à voir la pluie tomber et à écouter de la musique, tandis que les gens me considéraient comme un hippopotame d’un nouveau genre, destiné au jardin zoologique, ce dont je me suis consolé, du reste, en buvant

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 235, samedi 12 novembre.
  2. A Mme de Bismarck. De Nuremberg, 19 juillet 1863. — Voyer A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 118.