Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/796

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans que je puisse collectionner et débiter pour la distraire les petits potins du monde, son fils me faisant la cour, et l’obligation s’imposant en outre, paraît-il, de servir de secrétaire à un vieillard presque aveugle, tout cela par dix degrés de froid, et si loin, si loin de Paris !

L’exilée parlait d’une voix plaintive, pleine de détresse.

— Chère mademoiselle Morgan, dit la comtesse, voulez-vous dire qu’on nous monte de la limonade.

Sa physionomie changea comme par enchantement. Avec un sourire empressé, elle bondit sur ses petits pieds, courut à la sonnette. Cinq minutes après elle versait dans de larges coupes irisées le frais breuvage avec les grâces d’une Hébé très frêle et très mignonne.

— Combien doit-il être pénible de porter ainsi un masque au moment voulu ! pensa Marcelle.

En offrant le verre à la comtesse, d’un geste câlin et respectueux, Kate plia légèrement le genou sur le coussin où reposaient ses pieds.

— C’est un peu trop, se dit Marcelle, mais elle réfléchit aussitôt qu’il ne fallait pas juger sévèrement la pauvre Kate. Sa jeunesse avait été toujours plus ou moins humiliée, dépendante de la bienveillance d’autrui. Comment serait-elle restée bien franche et bien fière ?

D’ailleurs Mme Chestoff ne parut pas s’apercevoir de son obséquiosité, mais les regards des deux hommes se portèrent à la fois avec une évidente complaisance sur la ligne pliante et sinueuse que décrivait le corps svelte de Kate agenouillée.

En rentrant la nuit, à pied, le long des petites rues mystérieuses qu’éclairait de loin on loin une lampe reflétée par l’eau stagnante et noire, Salvy fut longtemps silencieux ; une pensée qui lui était déjà plusieurs fois venue se précisait dans son esprit. S’il est faux de dire que chacun de nous ne puisse aimer qu’une fois, il est très vrai qu’on n’aime pas deux fois de la même manière. Marcelle ne devait jamais revenir aux sentimens de Tchelovek ; elle ne devait plus éprouver pour personne la printanière exaltation qui s’était répandue comme un enivrant parfum de lilas dans Brusque Réveil. Les floraisons d’avril, que détruit trop vite la gelée ou l’orage, sont remplacées par d’autres fleurs, mais celles-là ne valent pas les premières si imprudentes, si richement, si follement épanouies avant l’heure. Salvy se le disait avec moins