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nous accorder enfin une bonne flânerie. Ma pauvre petite femme a été prisonnière tous ces jours-ci.

Ils allèrent prendre un sorbet au café, sous les galeries à portiques de la place Saint-Marc, où, tout en fumant cigarette sur cigarette, Salvy, avec des réflexions gaies, regardait passer les touristes qui se dirigent vers la basilique ou le palais du doge. L’élément anglais dominait ce jour-là. Il faisait remarquer à Marcelle certaines toilettes de voyageuses dont elle eût ri à tout autre moment, mais rien ne pouvait la distraire d’une même vision ; l’inquiétante figure de femme qui avait, lui semblait-il, pris sa place, se substituait à toutes les autres.

— Qu’avez-vous donc ? demanda Salvy, à cent lieues maintenant de sa dogaresse. Vous paraissez souffrante ?

Tout à coup il s’interrompit :

— La jolie fille !

Et Marcelle suivit la direction de son regard. Un groupe de trois personnes traversait la place, très diff’érent des types défraîchis de globe-trotters dont l’agence Cook a le monopole : une femme d’un certain âge, élégante et du plus grand air, appuyée au bras d’un adolescent blond et imberbe, qui lui ressemblait comme un fils ressemble à sa mère ; auprès d’eux, bien que ni l’un ni l’autre ne parût s’occuper d’elle, marchait la jeune fille qui avait attiré l’attention de Salvy.

Et à son tour, en la voyant, Marcelle s’exclama :

— Kate… ! Comment elle serait ici, Catherine Morgan ?

— Bah ! vous la connaissez ?

— Un peu, mais vous devez la connaître aussi. Elle allait chez les Helmann.

— Non, si j’avais vu ce visage-là, je ne l’aurais pas oublié. Qui est-elle ?

— Une jeune fille pauvre, qui a des goûts de fille riche ; voilà sa caractéristique. Notre amie commune, Nicole Ferrier, m’écrivait l’autre jour que, lasse de vivre sous le boisseau, près d’une vieille parente qui lui sert de tutrice, depuis qu’elle est orpheline, elle avait accepté un emploi de demoiselle de compagnie que lui a trouvé Mme Helmann. Il s’agit de suivre une dame russe qui la traitera avec égards… probablement cette dame au grand manteau… Nicole m’a donné son nom, mais je l’ai oublié. Je me doutais si peu que, pour se rendre en Russie, elle passerait par Venise !