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Tout en surchargeant de ratures un vers refait et corrigé, jusqu’à n’être plus lisible que pour lui seul, il la regardait de temps à autre, assise dans la profonde embrasure d’une fenêtre, et il souriait de voir sa plume rapide voler sur les feuilles qui s’amoncelaient sur la table :

— Vous trichez, lui disait-il gaîment. Vous faites de la littérature !

D’autres fois, elle s’oubliait à contempler le silencieux tumulte du grand canal par une belle journée de pourpre et d’or qui faisait sortir les gondoles à la file, comme un vol d’oiseaux noirs. Jean Salvy cependant, le sourcil froncé, s’évertuait à revêtir d’une forme neuve et rare sa pensée coulée dans des moules successifs et divers qui ne le satisfaisaient pas, il cherchait le mot qui ne fut jamais dit, d’humeur fort inégale selon les résultats plus ou moins heureux de cette chasse difficile entre toutes. Marcelle ne songeait pas à s’en plaindre ; elle accordait au génie toutes les immunités possibles, même celles qu’il n’eût point osé réclamer, de sorte que Salvy, après avoir essayé de contenir ce qu’elle appelait sans se fâcher l’irritabilité naturelle d’un tempérament poétique, s’y abandonna peu à peu, sûr de son indulgence.

« Il est si bon ! écrivait-elle à sa mère ; aussi bon, vraiment, que s’il n’était que cela ! Ses vivacités ne vous déplairaient pas car vous m’avez souvent parlé de celles de mon père comme du défaut le plus acceptable chez un mari ; et mon bavardage ne paraît pas l’ennuyer, lui qui n’a cependant pas, comme moi, besoin du frottement de la conversation pour que ses idées s’éveillent. »

Salvy en effet avait vécu jusque-là le plus souvent enfermé en lui-même, réservant, comme beaucoup d’hommes de lettres, le meilleur de son esprit pour le seul public, dans lequel il comptait le monde proprement dit, abordé aux momens perdus que lui laissaient ses travaux et ses plaisirs. Célibataire, il n’avait jamais connu les épanchemens de la famille, les siens étant séparés de lui par ces distances infranchissables qui empêchent la véritable intimité entre gens d’éducation différente. L’expansion charmante de Marcelle lui plut, l’amusa quelque temps comme plaît et amuse toute chose nouvelle. Il compara bientôt cependant à ce « babil de pensionnaire enthousiaste et intelligente » l’impassibilité majestueuse d’une autre compagne qu’il avait autrefois trouvée à Venise, magnifique et stupide