Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/783

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

génie auquel, sans compter par elle-même, elle prêterait de nouvelles forces, une nouvelle chaleur.

Et Mme Hédouin, peu de jours après, put écrire, à son fils une lettre où s’entremêlaient adroitement le mensonge et la vérité :

« Mon pauvre enfant, crois-tu donc que je me serais opposée à tes désirs, si j’avais pu penser que tu fusses réellement aimé ? Ce que tu as donné de tendresse à une personne qui a le cœur logé dans le cerveau, lui a servi à écrire une histoire romanesque. Après quoi est venu le tour d’un autre. Depuis longtemps déjà cet autre cherche à plaire. Il a pris le bon moyen, il s’est adressé à sa vanité d’auteur. Du reste ils sont de la même espèce, imaginative et fugace, par conséquent faits pour s’entendre… jusqu’à nouvelle expérience… Comme tout le monde, tu connais Jean Salvy. Marcelle est littéralement folle de ce poète déjà mûr (il a bien quarante ans). Toutes mes discrètes tentatives ont échoué ; impossible de ranimer en elle des souvenirs éteints ; au fond nous ne comptons plus, nous autres ; elle est toute aux nouvelles amours. Va ! tu n’aurais jamais pu la rendre heureuse ! Du reste, il faut le reconnaître, le choix qu’elle a fait n’a rien d’extravagant. M. Jean Salvy n’est pas un bohème. Ta tante n’a, cela va sans dire, accordé son consentement qu’après s’être renseignée sur lui. Son œuvre est de premier ordre, à en croire les connaisseurs, Max Riehl, les Helmann, etc. Le mérite qu’elle peut avoir échappe à mes faibles lumières ; je la trouve très prétentieuse et très obscure ; n’importe ! Au demeurant, elle ne lui a rapporté de la gloire que dans un cercle restreint qui n’a rien de commun avec le grand public, mais ceci même est assez distingué. Il paraît qu’on gagne peu avec les vers ; en revanche M. Salvy tient de ses parens une fortune suffisante pour vivre décemment. Il habite une maison à lui dans le quartier de Passy. Ses principes n’ont rien de choquant. Il traite de nihiliste Mlle Lise Gérard, ce qui m’a fait plaisir, et ne ménage guère plus que nous-mêmes la république. Je crois qu’il n’entraînera sa femme à rien de trop bizarre, malgré de certaines velléités qui s’évaporent en paroles. Par exemple, il avait décidé de faire dans l’Inde son voyage de noces, et déjà ce beau projet est remis ; ils vont s’en tenir à une promenade en Italie, ni plus ni moins que le commun des bourgeois. On changera souvent de marotte et de caprice dans ce ménage-là. Dieu merci, je n’ai rien à y voir. Ah ! mon pauvre