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pût se reconnaître dans cette image, d’ailleurs divinisée par un amant. Était-il possible qu’il la vît ainsi ? C’était quelque chose de plus délicieux encore mille fois que de se sentir réellement belle.

— Je la souhaitais, reprit Salvy, indulgente et bonne, intelligente par conséquent, ayant souffert assez pour comprendre d’autres souffrances que les siennes. Les sottes ingénues pareilles à des agneaux dont on dispose sans leur aveu, les bourgeoises positives qui jugent uniquement de la valeur d’un homme par ce qu’il gagne, les demoiselles bien élevées dont les demi-talens prétentieux sont pires que la plus grossière ignorance, les coquettes mondaines qui s’attendent à être conduites tous les soirs dans le monde, j’écartais tout cela, j’écartais l’espèce de contrat menteur qui a cours sous le nom de mariage. Que restait-il ? Rien, à moins qu’un prodige ne mît sur ma route la vraie compagne de mes goûts et de mes pensées. Encore eût-il fallu qu’elle fût capable d’accepter un tyran qui la prît tout entière, car dans le mariage comme je l’entends, la femme ne peut rester elle-même, elle est et doit être absorbée, dévorée dans le foyer dont elle ne sera qu’une flamme, la plus vive, la plus pure de toutes, mais sans existence distincte.

— Je ne trouve pas cette femme à plaindre, dit Marcelle, subissant l’espèce de magnétisme qui semblait se dégager de lui et la pénétrer d’un impérieux besoin de dévouement.

— Chère enfant, parlez-vous pour une autre ou pour vous-même ? demanda Jean Salvy d’une voix subitement altérée.

Elle ne sut jamais ce qui lui avait fait répondre : — Mais je parle pour celle à qui vous pensez.

Le désir de donner du bonheur est si fort chez certaines femmes que, quand elles peuvent, d’un mot, faire ce don splendide, elles jouent à tout risque le rôle de fée.

Mme Hédouin était sortie de la chambre un instant auparavant, avec le curieux à-propos qui marquait désormais tous ses actes. Salvy saisit les mains de la jeune fille, l’attira passionnément vers lui. Très près de son oreille il murmura dans un baiser :

— Et il ne serait plus question de Tchelovek ?

— Je sais gré à Tchelovek de m’avoir conduite vers vous ; il n’a existé que pour cela, dit Marcelle, avec un élan de toute son âme vers la noble mission qui devait faire d’elle la consolatrice des heures arides, la petite flamme absorbée dans le brasier d’un