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unique des affections, des pensées, des soucis de ceux que l’on prétend aimer. Seule une mère peut s’absorber dans cette idolâtrie. Tant que la sienne avait vécu, l’idée de lui témoigner sa reconnaissance ne lui était pas venue ; il avait accepté comme chose simple et naturelle qu’elle se privât de tout pour lui tout donner ; il en convenait ; il s’accusait, saisi d’un remords passager qui naissait et s’éteignait avec ses paroles, car il avait ce genre de sensibilité qui fait vibrer l’artiste sans que, bien souvent, le cœur s’en mêle. Rien de plus décevant que la confession éloquente des êtres d’imagination, qui inconsciemment utilisent leurs torts pour s’en faire un piédestal. Après s’être grandi de toute l’obscurité de ses origines, Jean Salvy, avec la demi-sincérité que prête l’illusion d’être loyal, idéalisait de même ses défauts. Il s’accusa d’avoir très follement gaspillé sa jeunesse, croyant toujours aimer et s’apercevant, à la fin, qu’il n’avait fait que chercher l’amour sans le rencontrer jamais.

— Cela suffit pour inspirer un poète, dit Marcelle avec une nonchalance affectée.

Il répondit tristement : — Peut-être, mais cela ne suffit pas à rendre un homme heureux.

Et elle devint tout à coup attentive. Elle avait donc eu raison de plaindre Julien ! À partir de ce moment, il lui sembla qu’il disait toujours, sans parler : — Je pourrais être heureux maintenant, et par vous !

Mme des Garays rentrant, le tête-à-tête prit fin, mais une semence de pitié qui germe vite au cœur des femmes était tombée dans celui de Marcelle ; Jean Salvy lui apparaissait comme un solitaire meurtri par la vie et qu’il était en son pouvoir de consoler.

Depuis lors, quel que fût le sujet de leurs apartés rapides, interrompus et contrariés par des témoins, ii y eut entre eux de secrètes intelligences. Un jour, chez Mme Hédouin, qui volontairement n’écoutait pas, Salvy dit à Marcelle pourquoi, tout en sentant de plus en plus avec les années que l’isolement lui était mauvais, il n’avait jamais songé à se marier :

— La femme qu’il m’eût fallu, dit-il, était introuvable. Je la voulais jeune, moi qui ai passé la jeunesse ; belle à mon gré, d’une beauté très rare.

Et le portrait qu’il se mit à faire de cette femme imaginaire amena une vive rougeur aux joues de Marcelle, car il semblait prendre à tâche de la peindre assez ressemblante pour qu’elle