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la dénonçant, nous semble, après tout, porter de beaucoup plus beaux fruits que la brutale virilité des autres. Nous la nommerons maturité, si vous le voulez bien, en l’opposant à de certains fruits verts qui ont, il est vrai, du temps devant eux pour acquérir le goût et la couleur ; mais l’homme, ne devant vivre qu’un instant, aime mieux, dans cet instant rapide, savourer sa pêche mûre. Tout ce que je puis vous accorder, c’est de posséder à un degré inconnu chez nous la faculté dont je parlais tout à l’heure : celle de l’organisation. Nous gaspillons des qualités supérieures faute de ce don indispensable quoique secondaire. Il y a dans notre cas de la paresse, de l’abandon, un besoin séculaire d’autorité protectrice. De là le pouvoir que gardent dans nos pays d’Europe, malgré la guerre qu’on leur fait, le souverain, l’armée, l’Église. Nous voulons que les autorités reconnues à cet effet nous assurent le loisir de produire de grandes choses dans l’ordre de la pensée, de la science ou de l’art. Nous ne nous soucions nullement d’avoir sur les bras ces grosses besognes d’intérêt général, qui ne répugnent pas à l’Américain, capable de cumuler au besoin tous les métiers, jusqu’à lyncher sans hésitation quiconque trouble la tranquillité publique.

Varades fit observer que les grandes époques pour les races latines, tant en France qu’en Italie, avaient été celles où l’autorité d’un seul s’était exercée de la façon la plus absolue, sinon la plus tyrannique.

— Oui, dit Jean Salvy, et comme l’avenir paraît devoir assurer la prédominance au principe d’association, on peut se demander si les pays latins sauront tirer parti de ce nouvel état de choses ; mais il n’y aura là qu’une phase à traverser avant le cataclysme universel qui transformera la société un peu partout, et nous en sortirons, je pense, moins endommagés encore que les autres. C’est une espèce de pose, pose de nonchalance et de dédain, qui nous fait accepter et même employer ce mot de décadence. Un mot, rien qu’un mot, soyez bien sûre de cela, miss Harding.

— Vous êtes patriote, dit celle-ci en souriant.

— Passionnément, madame, devant les étrangers. Dans l’intimité on me donne souvent des noms moins flatteurs, que je mérite sans doute par de mauvaises apparences. Comme je vous le disais, les Français ont rarement le devoir à la bouche.

— Peu importe s’ils le pratiquent, dit-elle d’un ton de bonne humeur mêlé d’imperceptible ironie.