leur inégale. Mme de Marsay avait et méritait d’avoir le meilleur de leur esprit ; auprès d’elle ils se sentaient appréciés ; ils cherchaient à briller pour une femme de goût, et ses reparties alertes leur en fournissaient l’occasion sans cesse renouvelée, tandis qu’ils ne se mettaient guère en frais pour Mme Helmann. De fait ils s’entre-recevaient à cette table hospitalière, échangeant des idées dans un parfait oubli de l’existence de leur hôtesse, mais la bonne Mme Helmann ne s’en apercevait pas. Les noms de ses convives lui donnaient une haute opinion de sa propre importance, voilà tout. Pouvoir dire partout : « J’ai eu tel ou tel lundi dernier… » elle n’en demandait pas davantage.
Ce soir-là, elle avait invité, outre Jean Salvy, Faucombe, l’académicien, Dufresnoy, le sculpteur, membre de l’Institut, Varades, l’auteur dramatique, Chevenolles, l’égyptologue, et le cornac de son fils Pierre, Max Riehl, lequel, auprès de ces astres de première grandeur, était relégué au rang de nébuleuse tout en se croyant soleil, bien entendu, autant qu’aucun. Plus le comte de Réthel, qui avait ramené du club un ami, attaché d’ambassade curieux de dîner avec des hommes de lettres.
La jeune Mme de Réthel, née Helmann, était là, très enlaidie par l’excès de parure ; une autre femme encore, miss Harding, richissime Américaine quadragénaire, non mariée, fondatrice d’un collège de femmes, et qui, voyageant seule, libre de sa fortune et de ses actes, frappa Marcelle d’admiration :
— Tant d’indépendance et de sérénité !
Jean Salvy n’arriva qu’à huit heures, juste à temps pour passer dans la salle à manger. Les présentations furent brusquées, au grand soulagement de Marcelle.
— J’aurai tout le temps, pensait-elle, de l’observer, de le connaître un peu, avant qu’il me parle, s’il doit me parler…
Cette seule pensée lui donnait le frisson.
Jean Salvy était justement placé en face d’elle, auprès de la dame américaine que M. Helmann, un second M. Geoffrin pour le silence, intéressait médiocrement, de sorte qu’elle causait beaucoup avec son voisin de gauche. Tout en lui répondant, ce voisin regardait Marcelle à la dérobée, derrière les verres de son lorgnon. Il se disait sans aucun doute : « Est-ce bien celle-là ? » Et si sa physionomie eût été plus indiscrète, Marcelle aurait pu lire : « Évidemment c’est elle ; je n’en suis pas fâché. » Les photographies ne rendaient certes pas justice à ce regard d’une pénétration