Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/748

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


XI

Bismarck était devenu chauve ; ses amis l’appelaient l’homme aux trois cheveux. Ses traits s’étaient accentués en dureté, mais l’ensemble bien équilibré de clarté, de calcul, d’audace, de volonté, frappait davantage. Bouledogue, a-t-on dit, toujours prêt à aboyer, à s’élancer et à mordre : comparaison qu’on ne peut accepter parce qu’elle supprime le rayon intellectuel si intense dans cette forte physionomie.

Les peuples admettent que les fondateurs de domination dont la postérité aime à s’entretenir ne sont pas tenus aux scrupules du philosophe ou aux délicatesses morales de l’honnête homme. Omnia retinendæ dominationis honesta[1]. « La supercherie, la mauvaise foi et la duplicité sont malheureusement le caractère dominant de la plupart des hommes qui conduisent les nations, » a ajouté un moderne, qui allait prouver l’axiome par sa pratique, Frédéric[2]. Toutefois, se montrer disposé à toutes les incorrections morales ne suffit pas à rendre grand un homme d’État ; il doit posséder en outre des qualités d’esprit et surtout de caractère de premier ordre, sans lesquelles n’avoir ni foi ni loi ne lui serait d’aucun profit.

Bismarck était amplement muni des perversités habituelles aux célèbres maîtres en l’art politique : rien ne le gêne ; cynique et astucieux, sans aucun scrupule ni vis-à-vis de lui-même, ni vis-à-vis des autres ; aussi facile à se démentir qu’à abandonner des alliés devenus gênans ; toujours prêt à boire l’iniquité comme l’eau ; ne paraissant jamais plus sincère que lorsqu’il dissimule ; véridique parfois, pour mieux préparer les tromperies futures ; intarissable en arguties pour colorer ses trames et leur donner un air d’équité ; effréné dans sa course vers la puissance.

Mais en même temps il possédait à un degré peu commun les qualités multiples et variées des fondateurs d’Empire : la promptitude aux occasions et la prévision réfléchie ; l’activité impatiente des résultats et la patience coutumière des longues attentes, l’aplomb d’un ferme et constant courage, la ténacité au travail, l’imperturbabilité à braver les contretemps et l’imprévu, le mépris de l’indécision, l’intrépidité à prendre les partis héroïques

  1. Salluste.
  2. Lettre à Voltaire du 3 février 1712.