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rébarbatif, sec, dur, aigu comme une lame d’acier, les lèvres minces et serrées, l’œil bleu implacable, la tenue glaciale, les paroles rares, l’aspect d’une Parque, ne témoignant quelque joie ou quelque expansion qu’à une perspective de guerre. Roon, haut de six pieds, les yeux bleus, expressifs et pénétrans, le front élevé, entouré de boucles de cheveux blonds, ce qui l’avait fait surnommer Albert au front ouvert, d’allures cordiales, vives, facile aux expansions et même aux emportemens, admirateur fervent de Weber et de Mozart.

Moltke était surtout un soldat de métier : élève dans l’école des Cadets de Copenhague, il avait servi quelque temps le Danemark et, pendant quatre ans, la Turquie. Il eût été au moyen âge un de ces condottieri fameux qui se louaient au plus offrant. Roon, un de ces Junkers, patriotes, conservateurs et féodaux, dévoués quand même au roi absolu, ennemis de la France à laquelle ils en voulaient de l’incendie du Palatinat autant que d’Iéna, eût répété volontiers ce que le général de Scharnhorst disait à Varnhagen en 1840 : « Les Français représentent le principe de l’immoralité dans le monde ; depuis deux cents ans, la France est le foyer du mal ; il faut qu’elle soit anéantie ; si cela ne se faisait pas, il n’y aurait pas de Dieu au ciel. »

Moltke était entré, par hasard, en relations avec le roi. On remit un jour à Guillaume, alors simple chef de corps, des plans de forteresses. Frappé de la supériorité de l’un d’eux signé Moltke : « Voilà, dit-il à ses généraux, qui est remarquable ; suivez de près cet officier, on en fera certainement quelque chose. » Il en fit d’abord le chef d’état-major de son fils, puis le chef d’état-major général de l’armée[1].

Les rapports de Guillaume et de Roon étaient plus anciens et plus assidus. La réputation de son enseignement et de ses écrits, son autorité de directeur de la section historique du grand état-major général, décidèrent le prince à lui demander de se charger de l’éducation de son fils. Pour s’en dispenser, Roon invoqua ses sentimens réactionnaires qui, étant connus, nuiraient dans l’opinion publique à la popularité du jeune homme. On eût passé outre, s’il n’eût posé comme condition *me qua non, que son élève serait éloigné de la Cour, où une éducation sérieuse était impossible. Le Prince ne voulut pas se séparer de son fils. Roon désigna

  1. Il en remplit les fonctions à partir du 29 octobre 1857 et fut définitivement nommé le 31 mai 1839.