Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/645

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est ici qu’intervient l’effort le plus audacieux, la trouvaille la plus précieuse de l’Impressionnisme : la division de la couleur.

Cette division, beaucoup de coloristes l’avaient indiquée. Ils avaient déjà morcelé la touche. Vous trouverez la touche très morcelée, comme les reflets très papillotans chez Watteau, dans l’Embarquement pour Cythère. Elle est morcelée aussi chez Chardin. Elle est balafrée, striée, et parfois tourbillonnante chez Turner, Taine cite avec raison le Café Turc de Decamps et spécialement le mur de face, à gauche, pour montrer que, pour les yeux de l’artiste, la tache est en mouvement, car il s’y fait des flageolemens, des stries. M. Paul Signac a parfaitement établi, dans son vigoureux plaidoyer en faveur des néo-impressionnistes[1], que le peintre du Massacre de Scio, lui aussi, se préoccupa des moyens d’aviver la couleur par le morcellement de la touche. Mais si l’on obtient ainsi plus de mouvement et plus d’air, dans la couleur, on n’en augmente pas l’éclat. Et cependant, chacune des couleurs dont on se sert est d’un éclat égal, sinon supérieur à l’éclat de la couleur correspondante dans la nature, le vert sur la palette est aussi étincelant que sur l’herbe. Pourquoi donc, une fois mélangées et posées sur la toile, les couleurs baissent-elles de ton ? « Mélangées »... c’est qu’elles sont mélangées ! Et, apparemment, c’est une inexorable loi de la peinture. Elles ne peuvent pas ne pas l’être...

MM. Claude Monet et Pissarro en étaient là de leurs réflexions, lorsqu’en 1871 ils allèrent à Londres et y passèrent de longues journées à étudier les Maîtres anglais. En observant que, dans certains tableaux de Turner vus de près, les couleurs apparaissent presque pures, et que, de loin, cependant l’ensemble des touches composaient une combinaison harmonieuse, les impressionnistes comprirent pourquoi ces tableaux avaient un tel éclat : c’est que la couleur y était posée par tons crus ; et pourquoi ils avaient, malgré cette crudité, une telle harmonie : c’est qu’elle était posée par tout petits fragmens ou par lignes très minces qui, de loin, n’apparaissaient pas seuls, mais se mélangeaient pour la vue avec les lignes voisines. Le mélange n’avait pas eu lieu sur la palette, ni même sur la toile : il avait lieu sur la rétine du spectateur. C’est ce qu’on appela le mélange optique.

De ce procédé, qui n’est point constant ni même habituel chez

  1. Paul Signac, D’Eugène Delacroix au Néo-Impressionnisme, Paris, 1899.