Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/642

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’œil chez ces jeunes gens qui voyaient tout en violet, combien les savans physiologistes n’auraient-ils pas rendu de services en découvrant la maladie qui avait permis au public pendant si longtemps de voir le vert des prairies tout noir ! Combien surtout cette découverte fut vaine, puisque loin de guérir cette maladie chez ceux qui en étaient déjà affectés, elle n’a pu l’empêcher de gagner l’immense foule des peintres. Aujourd’hui, si vous vous promenez à travers les salles de la Décennale, vous en verrez les traces, non seulement chez les quasi-impressionnistes, comme M. Besnard, mais chez les travailleurs les plus assagis, comme M. Henri Martin, chez Duez, dans son Déjeuner sur la terrasse, chez les Romantiques attardés, non seulement en France, mais au delà des Alpes, mais dans la « sécession » d’Autriche, mais en Hongrie, mais dans les tableaux qu’on fait à Christiania ou à Stockholm.

Mais ces ombres qui sont une couleur, sont-elles toujours de la même couleur ? Y a-t-il une couleur d’ombre comme Perrault pensait qu’il y avait une « couleur de temps ? » Non, car elles varient au gré des objets lumineux qu’elles reflètent. Vous êtes dans une chambre où le soleil qui décline éclaire presque horizontalement et embrase d’un ton chaud tout un coin de la pièce. Votre interlocuteur oppose au rayon lumineux son profil, de façon qu’une moitié de sa figure se trouve dans l’ombre. Analysez cette ombre, vous y découvrirez une foule de tons que n’a pas la chair : la couleur de la tapisserie éclairée par le soleil. Placez sur cette tapisserie un livre rouge : la joue s’enflammera comme auprès d’un brasier ; vert, elle deviendra livide ; bleue, et elle se teindra d’une blancheur étrange.

Dans les intérieurs d’appartemens, toute surface réfléchissante s’impressionne de même. Le marbre de la table d’un coiffeur est vert sous le flacon de violette, rouge sous le flacon de quinine, et blanc sous le flacon d’eau de Cologne. En plein soleil, sous les arbres, sur les eaux, les reflets sont plus tyranniques encore. L’aile des mouettes qui se balancent sur les eaux bleues se teint par-dessous des couleurs qui se balancent au-dessous d’elles. Il y a, sur les bateaux qui font le service des lacs en Suisse, un porte-voix de cuivre jaune qui se recourbe légèrement comme une houlette au-dessus de l’eau bleue. Par un chaud soleil, quand le lac est absolument bleu, si l’on considère le dessous de ce porte-voix, on trouve qu’il est d’un vert criard ; quand le