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Or il suffit du plus rapide coup d’œil pour le reconnaître. Si quelque objet coloré, placé près de votre fenêtre sous un rayon de soleil, vous paraît divisé en deux régions, l’une lumineuse, l’autre ombrée, vous êtes tenté de représenter ce côté ombré par un ton de charbon. Mais vous n’avez qu’à placer devant le côté sombre quelque chose de vraiment noir, le morceau de fusain, par exemple, avec lequel vous alliez le dessiner, et, par comparaison, vous verrez briller dans cette ombre, que vous pensiez noire, une couleur que votre fusain sera impuissant à donner. Vous alliez peindre cela en noir et vous auriez fait une ombre morte ; dans la nature, pourquoi vit-elle ? c’est parce qu’elle est une couleur.

Ceci est fort simple à voir, si, pour voir, on ne fait usage que de ses yeux, mais l’éducation nous y met des lunettes, qui nous empêchent de voir, comme elles sont, les choses les plus simples et à force d’avoir entendu faire des associations de mots comme : « l’ombre noire, » nous nous sommes accoutumés à prendre du noir pour exprimer l’ombre. Même aux meilleurs artistes, il a fallu de longues réflexions pour distinguer, avec leurs yeux, ce que l’éducation les empêchait de sentir. Ce n’est pas en travaillant dans son atelier, mais en regardant la nature, que Delacroix écrivait le 7 septembre 1856, dans son Journal, ces mots qu’on ne saurait trop méditer : « Je vois de ma fenêtre un parqueteur qui travaille nu jusqu’à la ceinture, dans la galerie. Je remarque, en comparant sa couleur à celle de la muraille extérieure, combien les demi-teintes de la chair sont colorées en comparaison des matières inertes. J’ai observé la même chose, hier, sur la place Saint-Sulpice, où un polisson était monté sur les statues de la fontaine, au soleil, l’orangé mat dans les chairs, les violets les plus vifs pour le passage de l’ombre et des reflets dorés dans les ombres qui s’opposaient au sol. L’orangé et le violet dominaient alternativement ou se mêlaient. Le ton doré tenait du vert. La chair n’a sa vraie couleur qu’en plein air et surtout au soleil. Qu’un homme mette la tête à la fenêtre : il est tout autre qu’à l’intérieur : de là, la sottise des études d’ateliers, qui s’appliquent à rendre cette couleur fausse[1]. »

En même temps que Delacroix, au hasard de ses flâneries, découvrait cette loi, voici que, loin de lui, un inconnu, un Anglais,

  1. Journal d’Eugène Delacroix, t. III.