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II

« Ce fameux Beau que quelques-uns voient dans la ligne serpentine, les autres dans la ligne droite, ils ne le voient tous que dans les lignes. Je suis à ma fenêtre et je vois le plus beau paysage. L’idée d’une ligne ne me vient pas à l’esprit. L’alouette chante, la rivière réfléchit mille diamans, le feuillage murmure... » Ainsi parle Delacroix dans une de ses lettres et cette réflexion nous révèle à quel point l’idée du dessin l’emportait, autour de lui, sur l’idée de la couleur. Le mot : « Je mettrai sur ma porte : École de Dessin et je formerai des peintres » du grand Ingres, résumait à peu près l’esprit de tout l’enseignement. Même dans le paysage, sous le fouillis de branches ou les averses de soleil, ou cherchait d’abord, la ligne, l’exacte délimitation d’un plan par un autre, la construction anatomique d’un arbre, le « beau feuillé. » Par là-dessus, se posait la couleur généralement forte, mais sagement contenue par le dessin, respectant les limites posées par la ligne, les exagérant parfois encore par ses contrastes, ne se permettant pas un éclat qui eût brouillé l’ordonnance, comme un vers qui sur le suivant n’ose se permettre le moindre enjambement. La révolution, commencée par Corot et par les paysagistes de Barbizon, n’était point encore arrivée au point où semblait le souhaiter Delacroix, car « l’idée d’une ligne » venait encore à tous les esprits. C’est alors que parut M. Claude Monet.

Regardez son Eglise de Varangeville, son Champ de Tulipes à Sassenheim, son Antibes, regardez les toiles de M. Renoir, de M. Pissarro. On n’y voit pas plus de lignes que Delacroix n’en apercevait de sa fenêtre. Et en plein air, il en est souvent ainsi. Dans le miroitement des eaux, des feuilles, des rayons, lorsqu’il n’y a ni solennelles constructions de beaux arbres au premier plan, ni grands découpages de montagnes à l’horizon, dans les sites médiocres explorés par nos modernistes, ou ne perçoit rien autre chose qu’une harmonie de tons. La nature est couleur plus que lignes : voici la première découverte de l’Impressionnisme.

La seconde est que les ombres mêmes sont des couleurs. Assurément les coloristes, les Titien, les Rubens s’en étaient bien doutés. Mais la foule des peintres l’avait oublié et l’école ne l’enseignait point.