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encore instruit et que vous attendes mes ordres. » Bien qu’il eût été directement avisé par les intelligences qu’il continuait d’entretenir à Vienne de l’envoi d’Auersperg à Turin, et qu’il en eût même donné avis à Phelypeaux[1], cependant Louis XIV ne croyait guère à cette rumeur, non pas qu’il estimât Victor-Amédée incapable d’une aussi noire trahison (ce sont les termes mêmes dont il se servait), mais parce que, trop confiant encore dans sa fortune, il ne pouvait s’imaginer que le duc de Savoie vît son intérêt à changer encore une fois de parti, et qu’il osât se ranger du côté des ennemis de la France. Les avis répétés de Phelypeaux ne pouvaient parvenir à ébranler son orgueilleuse sécurité, ni à le résoudre à choisir entre ces deux partis entre lesquels ce clairvoyant serviteur lui exposait nettement la nécessité de se déterminer : ou se rattacher Victor-Amédée par un nouveau traité, ou lui faire la guerre. Phelypeaux ne négligeait cependant aucun moyen d’éclairer son maître. Il lui rapportait ce propos de Victor-Amédée : « Je serois bien fou de me perdre, moy et ma maison, pour un party qui me méprise, me soupçonne, ne me donne pas le commandement qui m’est dû par mon traité, et qui, prest à se ruiner par ses fautes, m’enveloppera dans sa perte. » Fort habilement il avait su aussi se procurer sur le séjour d’Auersperg des renseignemens qui devaient vaincre la crédulité du Roi. Il tenait d’un perruquier français, qui était en relations avec le maître de poste de Turin, que celui-ci avait reçu récemment dans sa maison deux Allemands[2] qui s’y étaient tenus cachés pendant quelques jours. Le maître de poste avait commandé pour chacun une perruque blonde et une paire de bottes, mais sans laisser ni le bottier ni le perruquier prendre la mesure. Il savait également par la blanchisseuse le nombre de chemises qu’ils salissaient, et les jours où ils les faisaient redemander. Enfin, les deux Allemands ayant quitté l’hôtel du maître de poste, une personne sûre, dont la fenêtre s’ouvrait sur l’hôtel du marquis de Prié, affirmait avoir vu se promener dans le jardin deux personnes en robes, peignoirs et coiffures de femmes, mais qu’à leurs voix il avait parfaitement reconnues pour des hommes.

Phelypeaux signalait en même temps les sorties nocturnes de Victor-Amédée, ses rentrées tardives, ses fréquentes conférences avec Prié, ses levées de troupes, les travaux de fortification qu’il

  1. Aff. étrang., Corresp. Turin, vol. 112. — Le Roi à Phelypeaux, 16 juillet 1703.
  2. Le nom du compagnon d’Auersperg est demeuré inconnu.