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le renvoi de sa sœur de lait qu’elle avait amenée de France et qui était demeurée toujours avec elle. « Il y a neuf mois, lui dit-il, que je projette d’éloigner cette femme. Si vous la voulés garder, je continueray de vivre avec vous dans la froideur où vous me voyés depuis longtemps. » Mme la duchesse répondit en pleurant : « Mais de quoi pouvés-vous vous plaindre ? Je suis toutte et toujours dans ma famille. Je ne vois que vous, mes enfans et Madame Royalle. Voulés-vous que je ne la voye plus ? — M. le duc de Savoye a repris froidement : « Non, voyés toujours ma mère, je n’ay point de sujets de plainte, mais j’ay des soupçons sur lesquels je ne puis estre en repos[1]. » Un autre jour, il s’oublia jusqu’à lui dire : « Ma mère et vous, êtes de maudites Françoises qui me trahissés. »

Vis-à-vis de la duchesse Anne, cette épouse soumise et dévouée, l’accusation était absolument injuste. Il n’en était pas de même vis-à-vis de Madame Royale. Il faut avouer que pour une mère elle jouait un rôle singulier, car non seulement elle renseignait Phelypeaux sur les dispositions de son fils, mais elle allait même jusqu’à en écrire directement à Louis XIV[2]. Mais, malgré ces intelligences, Phelypeaux ne pouvait parvenir à pénétrer le mystère dont Victor-Amédée s’enveloppait. « Il ne se communique à personne, écrivait-il au Roi. Il souppe régulièrement avec deux femmes de la cour, sans aucun goût pour elles ; il n’a ny maîtresse, ny favori, ny confesseur, ny ministre qu’il employe. Ce n’est pas ma faute, si je ne puis pénétrer un prince impénétrable[3]. » Dans cet embarras, le Roi lui suggérait un expédient assez singulier. C’était de corrompre une certaine comtesse d’Arco, qui passait pour avoir été honorée des bonnes grâces de l’Electeur de Bavière, et qui était venue, sans qu’on sût trop pourquoi, s’établir à Turin. Victor-Amédée avait paru pendant quelque temps s’occuper d’elle, et Louis XIV pensa sans doute qu’il pourrait obtenir de cette favorite d’un jour les mêmes renseignemens qu’il avait tirés autrefois de la comtesse de Verrue. « Il faudroit, écrivait-il à Phelypeaux, lui faire souhaiter de se faire un méritte auprès de moy et de s’assurer ma protection pour le reste de sa vie. Les marques qu’elle en recevroit ne seroient

  1. Aff. étrang., Corresp. Turin, vol. 110. — Phelypeaux au Roi, 16 sept. 1702.
  2. Ibid., vol. 113. Ce volume contient une lettre de Madame Royale à Louis XIV, pleine, au reste, de judicieux conseils.
  3. Ibid., vol. III. Phelipeaux au Roi, 23 déc. 1702.