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plaisir en restant avec lui à souper. Mais celui-ci se serait excusé sur le temps qu’il lui faudrait attendre, con maniera disinvolta e confidentiale, alléguant le besoin qu’il avait de se restaurer, car il n’avait rien pris depuis le matin.

Ce récit, que Victor-Amédée envoyait à Vernon, paraît bien avoir été fait en vue de pallier les choses et de ménager son orgueil blessé. La vérité, c’est que le beau-père s’en alla furieux contre le gendre, d’autant plus que, le lendemain, Philippe V aggrava encore l’affront en n’allant pas au-devant de Madame Royale et de la duchesse Anne, qui vinrent le voir, et en ne dépassant que de deux pas le seuil de sa chambre pour les rencontrer. Victor-Amédée était cependant trop orgueilleux pour témoigner ouvertement son dépit. Il proclamait au contraire qu’il n’avait point à se plaindre du roi d’Espagne, et que, n’ayant sollicité aucun traitement, rien ne lui avait été refusé[1]. Mais, dans son entourage, on tenait un langage moins réservé, et Vernon parlait ouvertement à Torcy du disgusto de Son Altesse qui avait été traitée, come si suol dire cavaliermente[2]. Aussi n’hésitons-nous pas à penser avec l’auteur des Mémoires de Noailles que ces procédés maladroits du roi d’Espagne achevèrent d’aliéner Victor-Amédée et de le déterminer à la trahison, qui fut dès lors résolue dans son esprit[3].

Pour le moment, il se bornait à témoigner de plus en plus ouvertement sa mauvaise humeur. Bien qu’il eût le titre de généralissime, il n’était pas retourné à l’armée et laissait ses troupes, réduites de moitié, sous le commandement de Castellamonte. À la vérité, on ne l’avait pas beaucoup pressé de diriger la campagne, mais la triste liberté qu’on lui laissait et où il voyait avec raison une preuve de méfiance était devenue un de ses griefs. Son amour-propre était aigri non moins que son ambition était déçue. Aussi se dédommageait-il de son inaction en s’abandonnant à des emportemens domestiques dont Phelypeaux rendait compte. « Une honneste femme, disait-il un jour à la pauvre duchesse Anne, ne doit avoir aucune attache ny confiance à qui que ce soit, ny vouloir que ce que veut son mari. » Et il exigeait d’elle

  1. Aff. étrangères. Corresp. Turin, vol. 108. — Phelypeaux au Roi, 15 juillet 1702.
  2. Archives de Turin, Lettere Ministri Francia, mazzo 133. — Vernon à Victor-Amédée, 10 juillet 1702.
  3. Mémoires politiques et militaires, pour servir à l’Histoire de Louis XIV et de Louis XV, t. II, p. 282. Cet ouvrage a été rédigé d’après les papiers du maréchal de Noailles par l’abbé Millet.