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la tête avant même que j’eusse parlé ; alors je me sentais très humiliée devant lui. Ce matin, un pâle éclair de satisfaction a passé sur son visage. Il se disait sans doute : — Enfin, nous en voilà débarrassés ! Cette laide créature au nom baroque a ce qu’il lui faut.

Aussi gaies l’une que l’autre, les deux amies relurent la bienheureuse lettre.

— Que ferais-tu à ma place, Lise ?

— J’irais.

— Tu irais, parce que tu n’es pas prisonnière, toi !

— Veux-tu que je dise à la Revue : — Vous m’avez appelée, me voici. Tchelovek, c’est moi ! La chose ne me serait pas désagréable.

— Non, je ne laisserai adopter mon enfant par personne, pas même par toi. J’aime mieux l’abandonner à son sort, le livrer une bonne fois aux mains qui l’ont recueilli. Elles en feront ce qu’elles voudront.

— Mais ces coupures…

— On rognera mieux que je ne saurais le faire. Mon Réveil a jailli tel qu’il est. Travailler dessus me serait impossible. C’est mon cœur, c’est moi tout entière, que j’ai jeté là dedans. Au surplus, voilà que la peur me prend après la joie. S’ils mettent finalement ce pauvre manuscrit au panier, tant mieux, peut-être. Je ne m’en mêle plus.

— Tu es contente tout de même !

— Oh ! follement !

— Laisse-moi t’embrasser encore ! Je ne pouvais supporter, chérie, de te voir si malheureuse !

— Il y a déjà longtemps que je ne le suis plus que par intervalles, par accès pour ainsi dire. Le dérivatif était trouvé. Que de nuit passées à laisser couler sur le papier tout ce qui m’étouffait, mes souvenirs, mes regrets, mes colères, mes larmes, ces choses dont il semble qu’on va mourir ! Je sentais tout cela s’évaporer à mesure sous une forme impersonnelle. Et ma plume courait bride abattue presque malgré moi. Ce que je ne conçois pas, c’est que le rêve insensé, le brusque réveil, la méprise lamentable d’une petite fille aient pu intéresser d’autres qu’elle-même… et son amie Lise, bien entendu, parce que Lise, c’est encore elle. Oui certes, tu es ma conscience et mon courage. Et je t’aime bien, va ! Je n’aime que toi !