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vendredi à ses dîners en ville : un de ces dîners chez Sainte-Beuve se plaça, sans qu’on y prît garde, le Vendredi saint. On fit gras, ni plus ni moins qu’un autre vendredi, sans fanfaronnade, sans visée de narguer et encore moins de jouer l’impie. Cléricalisme, dans sa bouche, signifiait l’exploitation de la religion par la politique, l’alliance avec les dynasties ennemies de sa famille, la réprobation des libertés modernes, l’obstacle à l’unité de sa chère Italie. Et cela, il le détestait cordialement. « C’est un clérical » (avec une longue sur le al) était le stigmate le plus cruel qu’il pût infliger.

C’est ainsi qu’il entra en hostilité ouverte avec l’Impératrice. « Le jour de l’an, dit-elle en riant, nous avions coutume de nous embrasser ; il me semblait qu’il m’assénait un coup de poing sur la joue. — Du reste, dit-elle encore, je ne puis lui reprocher aucune fausseté : chaque fois que je lui ai tendu la main, il a mis la sienne derrière le dos. » Cet antagonisme, plus aigu à mesure que la difficulté romaine s’aigrissait, rendait pénibles les dîners de famille hebdomadaires aux Tuileries. Le plus souvent, on éludait les discussions ; ce n’était pas toujours facile. Une fois, l’Impératrice lui dit à bout portant : « Que pensez-vous de la révocation de l’édit de Nantes ? » Le prince part, s’échauffe : « C’est un acte abominable, infâme, etc. » L’Impératrice écoute en silence ; quand il a fini : « Je pense tout ce que vous dites, mais, puisque vous trouvez abominable, infâme, que Louis XIV ait opprimé une minorité, pourquoi voulez-vous que nous opprimions une majorité ? — Bien répondu, fit le Prince. » — En une autre circonstance, il fut moins courtois. L’Empereur le prie de porter un toast à l’Impératrice le jour de sa fête : « Non, répond-il, je n’ai pas l’habitude de parler en public. » L’Empereur se fâchait, mais pas bien fort. Il ne pouvait se défendre à son égard d’une inguérissable faiblesse ; quand l’Impératrice s’en plaignait, il répondait : « Il était si gentil quand je lui enseignais les mathématiques à Arenenberg ! — Dieu nous préserve, s’écriait-elle, d’enseigner les mathématiques à quelqu’un ! mieux vaut la peste. »

Entre l’Impératrice et le Prince, il y avait plus que le cléricalisme, l’unité de l’Italie, Rome capitale, il y avait le Prince impérial. Le prince Napoléon était incapable de faire ou même de souhaiter le moindre mal au jeune héritier de l’Empire ; il n’était pas de l’étoffe d’un Glocester. Mais il ne savait se défendre de le considérer comme un intrus qui avait l’indélicatesse d’occuper sa place ; jamais il ne lui témoignait les sollicitudes prévenantes