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concessions accélèrent. Elles étaient opérées en pleine puissance par un pouvoir formidable établi sur le roc dont personne ne pouvait prévoir l’ébranlement. L’Empereur plus encore que Morny eût pu nous écraser et étouffer, dans une enceinte plus hermétiquement close, nos protestations impuissantes, car nous n’avions pais encore, même dans l’opinion, une force qui nous permît de le braver et surtout de le vaincre. Au contraire, spontanément, courageusement, il ouvrait toutes grandes les fenêtres du Corps législatif au moment même où des voix passionnées s’y élevaient pour animer les esprits contre sa politique. Exemple unique dans notre histoire.


II

Le premier mouvement du public fut la stupéfaction ; puis vinrent les commentaires. Les irréconciliables de toute nuance, monarchistes, républicains, libéraux, proclamèrent que c’était une mystification. Le despote rusait et voulait consolider son despotisme en lui donnant un masque libéral. Si le Décret était sérieux, il constituait un suicide, car, dès que l’Empire introduisait en lui un atome de liberté, il en périrait, bonapartisme et liberté étant radicalement inconciliables[1]. Mais il ne fallait point prendre cette hypocrisie au sérieux, il n’y avait qu’à s’en moquer et à la dénoncer.

Un seul révolutionnaire pensa autrement, celui qui était réputé le plus violent, qui eût été le plus excusable de n’obéir qu’à des ressentimens, puisqu’il avait fui en Belgique une condamnation draconienne : Proudhon. Avant le Décret, il écrivait à un ami[2] : « J’en fais le serment ; si jamais une ombre de liberté revient en France, monarchie ou république, je vous jure que ce n’est pas moi qui ferai de l’opposition au gouvernement. Je laisse cela à nos braves de la vieille république, qui ne soufflent mot aujourd’hui et qui, sous un régime de liberté, retrouveront leur grande gueule. » Après le Décret, dans les Études qu’il ajoutait à la seconde édition de son livre De la justice dans la Révolution et dans l’Église, il disait[3] : « Je veux autant qu’un autre la gloire du nom français. Je ne repousserai pas le triomphe de mes

  1. Quinet, lettre du 9 décembre 1860.
  2. A Charles Beslay, le 25 mars 1860.
  3. Onzième étude, p. 173, 187.