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des vertus bourgeoises, M. Karpeles nous rappelle, à chaque page, combien de ces vertus ont manqué à son héros : sans compter que, lui aussi, de même que M. Elster, se laisse trop souvent entraîner, par sa passion d’érudit, à nous offrir des documens qu’il aurait mieux fait de tenir ignorés.

Il nous démontre, par exemple, de la façon la plus péremptoire que Heine a menti toute sa vie en affirmant qu’il était né en 1799. Le poète, qui était né en réalité deux ans plus tôt, en 1797, a profité de l’incendie des pièces de son état civil pour se rajeunir. Pourquoi ? M. Karpeles ne peut croire que c’ait été pour échapper à la conscription : c’était donc, nous dit-il, pour pouvoir affirmer qu’il avait écrit à quinze ans, et non à dix-sept, son célèbre poème des Deux Grenadiers.

M. Karpeles nous montre ensuite Henri Heine apprenant le commerce dans la boutique d’un épicier de Francfort ; il nous le montre dirigeant à Hambourg une agence de commission, et nous raconte ses spirituels démêlés avec ses créanciers. Il nous fait assister aux spéculations de bourse du poète durant son séjour à Paris, et en particulier à une malencontreuse opération sur le Gaz de Prague, dont l’échec fut suivi de toute sorte de récriminations et de représailles. Ou bien encore M. Karpeles se met en devoir d’établir que Heine aurait été un fervent patriote s’il avait survécu à la campagne de 1870. Il nous cite, à l’appui de cette hypothèse, deux traits qui lui paraissent caractéristiques. En 1822, à Berlin, Heine aurait dit : « Quand je jette les yeux sur une carte d’Allemagne et que j’y vois cette multitude de taches de couleur, je suis saisi d’une vraie épouvante. Je me demande qui gouverne, aujourd’hui, en Allemagne. » C’est donc que Henri Heine rêvait de l’unité allemande. Et ce « Prussien libéré » était tout prêt à aimer la Prusse, car il a écrit en 1839 : « On ne saurait m’accuser d’une sympathie aveugle pour le gouvernement prussien : mais je n’en suis que plus à mon aise pour déclarer que, dans la lutte de la Prusse contre l’Église catholique, c’est à la Prusse que, de tout mon cœur, je souhaite de vaincre. »

Ainsi raisonne M. Karpeles, avec les meilleures intentions du monde. Infatigable à vouloir nous faire aimer Henri Heine, tantôt il le loue du sa bonté, et tantôt des ruses subtiles de sa méchanceté. Il nous vante les industrieuses vertus de sa famille. Il s’attendrit sur ses mésaventures financières ; il déplore l’incendie de Hambourg, qui a détruit un certain nombre de manuscrits du poète, et nous cite, à ce propos, un lettre où nous lisons : « La perte de ces manuscrits de jeunesse est pour moi un dommage inestimable. Je comptais qu’ils dormiraient en repos