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confrères français. Et l’on se tromperait fort à supposer que leur sévérité pour Henri Heine fût le contre-coup de leurs croyances politiques ou religieuses, car c’est exactement le contraire qui est vrai. Ceux-là seuls, en Allemagne, placent Henri Heine au premier rang des poètes lyriques qui voient surtout en lui le polémiste révolutionnaire, l’impitoyable ennemi des dogmes chrétiens ; et certes l’antisémitisme n’est pour rien dans le jugement des nombreux professeurs, critiques, ou historiens, qui, aujourd’hui comme il y a cinquante ans, reprochent au poète l’incorrection de sa langue, la lourde et prosaïque vulgarité de son rythme, son manque d’émotion et de sincérité. L’admiration des étrangers pour les poèmes de Heine, à les en croire, vient précisément de ce que la forme poétique ne joue point, dans ces poèmes, le rôle qu’elle doit jouer dans l’œuvre de tout vrai poète ; elle n’y est qu’un accessoire, et souvent plus gênant qu’agréable, malgré les calembours sans nombre dont elle est ornée : de telle sorte que la traduction japonaise du Livre des Chants pourrait fort bien être aussi agréable à lire que l’original.

Mais le plus curieux est que, comme je le disais, beaucoup des compatriotes de Henri Heine se refusent même à le tenir pour un poète lyrique. Non qu’ils méconnaissent sa valeur, ni son originalité : ils affirment simplement que ce soi-disant poète lyrique n’a été toute sa vie qu’un incomparable poète comique, se moquant de toutes choses au monde, y compris de lui-même et de ses lecteurs. C’était déjà, sur Heine, l’opinion de Richard Wagner, qui, si antisémite qu’il fût, avait d’ailleurs pour son talent la plus vive sympathie. « Après Goethe et le romantisme, écrivait Wagner dans son étude sur l’Art Allemand et la Politique Allemande, une période nouvelle a commencé pour notre poésie. Le vainqueur de Platen (Heine) nous a envoyé de Paris, sa patrie d’adoption, ses spirituels couplets en prose rimée, et l’esprit de Heine a donné naissance à une littérature dont le véritable et unique objet a été de tourner en dérision tout le sérieux de la littérature. Au même moment où les caricatures de Dantan réjouissaient le cœur de l’épicier parisien, notre bon public allemand s’est imprégné des plaisanteries de Heine, se consolant ainsi de la décadence du vieil esprit allemand. » Le dernier historien de la littérature allemande au XIXe siècle, M. Richard Meyer, n’est pas éloigné d’être du même avis : Il déclare bien haut, en vérité, que Henri Heine doit être tenu pour un grand poète, et il ne nous cache point l’admiration qu’il éprouve pour ses idées autant que pour ses vers ; mais il reconnaît, lui aussi, que le principal mérite de ces vers consiste dans la verve et l’âpreté de leur ironie.