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de ramasser des palourdes, venait chanter jusque sous les fenêtres de l’abbaye, et nulle muraille n’était assez épaisse pour empêcher sa troublante cantilène d’arriver jusqu’au reclus, en qui elle réveillait, au grand scandale des autres moines, toutes les fureurs et toutes les mélancolies de la passion contrariée.

C’était une hantise, une possession. Ni prières, ni conjurations n’y faisaient. Alors, le Père abbé se résolut d’employer les voies extraordinaires : il invoqua, par des oraisons appropriées, les Puissances destructrices du Golfe. Le résultat ne se fit pas attendre. Le matin suivant, quand la pêcheuse voulut gagner l’Ile aux Moines pour s’y livrer à ses exercices quotidiens, au lieu de la chaussée qu’elle avait coutume de prendre, elle trouva devant elle une barrière de flots écumans. La mer, dans la nuit, avait rompu l’isthme. La malheureuse, de désespoir, s’y précipita, Hellé bretonne de cet autre Hellespont. Sa plainte d’amour, toutefois, ne s’éteignit point avec elle. Le passeur qui fait le service de l’Ile d’Arz au havre de Kerné, dans « la Grande Terre, » vous affirmera qu’aux soirs de calme, il s’est souvent oublié, la rame suspendue, à écouter les sons délicieusement tristes d’une voix de femme, qui semblaient monter du fond des eaux.

L’histoire ne dit pas si le jeune moine se consola de survivre à celle qu’il aimait. L’aventure, en tout cas, ne porta point bonheur à la congrégation. Poursuivis peut-être par la rancune de la « Sirène, » ses membres se dispersèrent. Bientôt, on ne se souvint pas plus d’eux que s’ils n’eussent jamais existé. De l’établissement considérable qu’ils avaient fondé, il ne reste plus trace ; les siècles en ont effacé jusqu’aux ruines. L’île a même rejeté l’appellation qu’elle tenait d’eux et repris son nom primitif, son nom gracieux d’IZÉNA.

Elle achève de se dessiner à notre vue, couchée, les bras en croix, sur le satin mouvant du Golfe. Des bouquets de pins parasols éventent son front de leurs panaches frémissans. Elle a l’air de dormir en une pose charmante de langueur et d’abandon. Les accens de notre fanfare la réveillent, car nous nous avançons vers elle en musique, avec la solennité d’une théorie de pèlerins de la mer abordant une terre sacrée. Et soudain la voici qui s’anime et qui nous sourit. Du creux fleuri de ses vallons et du faîte onduleux de ses collines, elle délègue à notre rencontre ses vieillards et ses jeunes filles. Quant à ses jeunes hommes, ils courent le monde, épars sur tous les océans. Marins de l’État ou du