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des étages de collines vaporeuses dominées, sur les confins de l’horizon, par la ligne imprécise des landes de Lanvaux. Nos hôtes ont songé à tout, même à nous munir d’un bréviaire de voyage contenant l’indication des lieux devant lesquels nous passons. Et c’est comme une volupté des lèvres de les murmurer à mi-voix, tous ces noms chantans : Larmor, Roguédaz, Aradon, Ilur… Cette haute flèche, plantée là-bas comme un gigantesque amer, c’est la tour de Séné ; les ardoises claires de la bourgade brillent comme des écailles de poissons d’argent. De la baie qui s’ouvre à côté, s’envolent journellement les barques sinagotes, tendant au vent qui souffle leurs deux carrés de toile brune, leurs deux ailes, inélégantes peut-être, mais solides et trapues. Des gens à part, ces Sinagots. Ils ont conservé des mœurs de lacustres, habitent, à vrai dire, le Golfe, dont leurs femmes fouillent les vases, tandis qu’ils en écument les eaux. En matière de pêche, ils en sont restés aux conceptions préhistoriques : ils ne connaissent ni règlemens, ni lois. La mer, pour eux, est à qui l’occupe. Ils la couvrent de leurs cinq cents bateaux et y règnent, en dépit des gardes-côtes, par droit de conquête. Ils exercent la piraterie avec ingénuité ; ils sont forbans par vocation. Ils n’ont, je crois, d’analogues en Bretagne que les fameux « gars de Kerlor, » dans la rade de Brest. D’ailleurs, marins intrépides et pêcheurs consommés. Comment ne le seraient-ils pas, à fréquenter cette petite méditerranée armoricaine, la plus capricieuse, la plus instable des mers, et où la nature semble avoir pris plaisir à concentrer toutes les espèces de péril aussi bien que toutes les formes de beauté ?

L’antique légende de Protée devient ici une réalité vivante. Nous n’avons pas plutôt franchi les rapides de Conleau, que nous entrons en pleine fantasmagorie. A chaque tour d’hélice, pour ainsi parler, nous voyons apparaître les mêmes choses sous quatre et cinq visages différens. Les images se construisent et se défont avec une prestesse qui tient du prodige. Quelle baguette merveilleuse fait naître et s’évanouir de la sorte cette série incessante de créations instantanées que d’autres, tout à coup, remplacent ? Les îles ont l’air de s’animer, d’évoluer, de voguer vers nous comme un chœur de Cyclades vagabondes. D’aucunes évoquent à l’esprit les îles flottantes du Meschacébé de Chateaubriand : elles ne sont point fleuries, comme leurs sœurs du Nouveau monde, de nénuphars et de pistias ; mais les bois de pins qui les couronnent répandent jusque dans la mer leurs chevelures