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— À l’extrémité de chaque tangon, monsieur, il y a une clochette qui avertit, dès que le poisson a mordu ; car en se débattant, il la fait tinter. On laisse le thon danser un instant, jusqu’à ce qu’il soit à bout de forces, puis on l’amène. Une fois qu’il est hissé, on l’éventre. C’est une bête singulière. Elle a plus de sang qu’un homme. J’ai vu des momens où le pont n’était qu’une marc rouge qui, à moi, me montait aux chevilles. On se fût cru dans une bataille pour de vrai ! …

Sa voix vibre d’une exaltation contenue, en évoquant ces grands carnages atlantiques. Et, par une association d’idées bien bretonne :

— Vous a-t-on jamais conté, nous demande-t-il, comment les femmes de chez nous mirent un jour les Anglais en fuite ?

Voilà. C’était il y a très longtemps. L’amiral des « Saozons » croisait avec toute sa flotte dans les eaux de Groix. Les chaloupes grésillonnes avaient appareillé pour la pêche les jours d’avant ; donc, pas un homme valide à terre, hormis le curé. L’amiral jugea l’occasion propice de tenter un débarquement. Déjà ses vaisseaux s’avançaient en ligne, cependant que les îliennes, consternées, se réfugiaient à l’église de paroisse. Elles y trouvèrent le « recteur », Dom l’Uzel, debout sur les marches du chœur. Si pressant que fût le péril, son visage ne manifestait aucun trouble. Les îliennes pleuraient et se lamentaient : il les calma du geste.

« — Femmes, prononça-t-il d’un ton aussi paisible que s’il se fût agi du prône habituel à la messe du dimanche, — nous allons, d’abord, réciter un pater et prier saint Tudy qu’il nous soit en aide. »

L’oraison dite, il se tourna de nouveau vers l’assistance :

« — Maintenant, vous allez, s’il vous plaît, m’obéir de point en point. Vieilles et jeunes, que chacune de vous rentre en son logis, qu’elle dépouille coiffe, cotte, jupons, et revote des habits d’homme. Avant un quart d’heure, il faut que vous ayez, toutes, les braies aux jambes et le suroît en tête. »

Les femmes s’entre-regardaient, se demandant si le bon prêtre n’avait pas la cervelle chavirée.

« — Cela fait, continua-t-il, vous prendrez vos barattes à beurre, vos ribots, et vous les irez disposer en hâte sur les sommets culminans de l’île, à Quilhuit, à Kerloret, à Kernédan, au Moustéro. Quand vous les aurez braquées, face aux Anglais,