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poussière, et le public ne veut rien honorer ni consolider. (1836)... Il semble que le pays sache qu’on ne lui fera jamais ni grand bien ni grand mal ; que les menaces ne s’exécutent pas plus que les promesses ne se tiennent, et que son premier intérêt, c’est d’être tranquille pour que chacun vaque à ses affaires. Au reste, ni amour du présent, ni haine du passé, ni foi dans l’avenir. Beaucoup de prospérité dont on ne sait gré à personne, mais qui empêche d’être mécontent. (1836)... »

Notons que c’est là un langage écrit, entre les personnes les plus policées, que leur conversation s’échappait sans doute avec bien plus d’amertume. Que serait-ce si l’on s’avisait de dresser une anthologie des invectives de Lamennais contre la société française, des légitimistes et des républicains contre la monarchie de Juillet ! Un mot de la duchesse de Dino en dit long sur ce pessimisme élégant et relativement modéré : « M. de Talleyrand prétend que je vois tout à travers ma bile. » Talleyrand, à cette époque, il est vrai, voyait tout d’un œil ironique et optimiste.

Tant il est vrai que, même aux esprits supérieurs, les passions, les préjugés, comme des nuages opaques, cachent les lumières de la vérité. Si l’âme du voisin est une forêt profonde, combien plus obscure cette âme d’un État ou d’un peuple, quintessence de tant de millions d’âmes ! Combien peu, en présence d’un événement qui surgit, d’un homme nouveau, d’une loi, sont en mesure de les juger avec impartialité, dans leurs rapports avec le pays, avec le reste de l’humanité ! Où sont ceux qui, soit qu’ils critiquent, soit qu’ils approuvent les mœurs d’une société, tiennent compte de ce qu’était cette même société, un siècle, un demi-siècle auparavant ? Et, à ceux-là mêmes qui se montrent capables d’un si rare effort, il manquera encore un moyen de contrôle, puisque l’art de comparer est la condition fondamentale du jugement, et qu’il y a trois termes de comparaison : le passé, le présent, l’avenir. Cet avenir, quelques-uns le préparent, l’entrevoient dans ses grandes lignes, personne ne le devine dans ses détails et ses nuances.


VICTOR DU BLED.