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nous témoignaient donc crainte et malveillance, mais le premier sentiment les détournait de donner libre cours au second. Avec un tact pénétrant, Barante s’évertuait à entretenir cette crainte salutaire, à dissiper des méfiances auxquelles les émeutes de Paris ne fournissaient que trop d’argumens : sa personne plaisait plus que sa politique, et il constatait lui-même que l’autorité de nos conseils perdait beaucoup de poids, que le vieux dicton : «Médecin, guéris-toi toi-même, » pouvait nous être rétorqué avec succès. L’opinion publique n’existait guère à Turin, ou plutôt elle n’avait pas d’organes, ni charte, ni Chambres, ni liberté de la presse ; cependant il y avait un noyau de libéraux, et, parmi ces amis affichés de la France et de l’ambassadeur, Silvio Pellico, Balbo, d’Azeglio, Sclopis, la Marmora, le comte de Cavour, alors officier du génie, grand admirateur du gouvernement anglais. Et puis les rapports habituels avec la France avaient répandu partout ce goût du droit, cette dignité de la raison qui se seraient offensés d’un régime trop arbitraire, trop contraire à l’intérêt général.

Un sentiment universel, affirmé par l’aristocratie aussi hautement que par les classes moyennes ou inférieures, sentiment que notre ambassadeur note avec un soin extrême dans ses dépêches diplomatiques, c’est la haine des Autrichiens, qui, dit-il, est une sorte d’opinion nationale en Piémont. Des femmes affectent de porter des emblèmes d’indépendance dans les fêtes du gouverneur de Milan ; bien qu’on les décore de rubans et d’habits de chambellan, les grands seigneurs milanais supputent le nombre de semaines qui les sépare de l’affranchissement. Pendant un dîner chez le comte Borromée, le général Zichy, vidant une coupe de Champagne, exprime tout haut l’espoir d’aller en boire bientôt en France. La comtesse Vitalien Borromée, belle-fille de l’amphitryon, ayant riposté : « Sûrement, car les Français sont si hospitaliers qu’ils traitent de leur mieux leurs prisonniers, » le général s’emporte, s’écrie qu’il connaît le mauvais esprit des Milanais, leur affection pour les Français. « Si jamais, ajoute-t-il, nous avions à quitter Milan, je me donnerais la consolation de faire fusiller auparavant trente personnes au moins. » Là-dessus, le comte Vitalien, chambellan de l’Empereur, déclare à son père que, chaque fois que le général Zichy sera invité à l’hôtel Borromée, il en sortira avec sa femme.

A Turin comme à Pétersbourg, les correspondances officielles