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rares fidèles tenaient encore pour la royauté ; à l’extérieur, les émigrés s’épuisaient en menées, en prophéties, en menaces aussi vaines que maladroites, ils étaient « une poignée qui travaillaient à n’être qu’une pincée. » Notre héros se fait l’interprète du sentiment général lorsqu’il écrit : « Toute tradition, tout souvenir vivant avaient cessé de lier le nouvel état de choses de la France à l’ancien régime. On s’en entretenait comme d’un temps antique ou d’un pays étranger, sans penser un seul instant qu’il pût en revenir quelque chose. Les droits et les prétentions qui pouvaient en dériver semblaient oubliés par ceux qui auraient dû, plus que d’autres, se les rappeler. La génération nouvelle ne s’en faisait pas une idée nette, les gens âgés en parlaient comme d’un songe, sans vivacité et sans amertume. Les espérances n’avaient pas alors ramené les regrets. »

Bonaparte allait porter au comble ce discrédit de la vieille royauté. Des historiens monarchiques ont célébré le Consulat comme une des plus magnifiques époques de la vie nationale : à la France du 18 Brumaire, il apparut comme un port après la tempête. Elle ne pressentait pas encore la rançon de l’Empire et de la gloire : la guerre d’Espagne, la guerre de Russie, des millions d’hommes sacrifiés, deux invasions, le démembrement. M. de Barante eut cet honneur de n’avoir pas été fasciné par un génie qui éblouissait de très fermes esprits. Non qu’il le méconnaisse ou le nie : sa souple et vive intelligence ressent aussi le besoin de l’admiration. Il rend pleinement hommage à l’homme de guerre, à l’administrateur ; il le montre parcourant, en un monologue de deux heures, tout le clavier de la pensée humaine avec une éloquence et une autorité extraordinaires, passant de la littérature à un projet de régence de l’Impératrice, de Louis XIV à Henri IV, pour remonter à César, à Alexandre qu’il prône sans réserve. (Nous reconnaissions, observe Barante, les passions qui l’ont conduit à Moscou.) Mais, s’il subit dans quelque mesure le charme du génie, ce même génie règne sur une âme libre, d’autant plus indépendante que sa fierté se voile de douceur, compte pour auxiliaire une pénétration peu commune. Son père, nommé préfet de l’Aude après le 18 Brumaire, fut envoyé au même titre à Genève en 1804 : là il a connu Necker, Mme de Staël et ses amis, Mathieu de Montmorency, Benjamin Constant. Attaché au ministère de l’Intérieur, auditeur au Conseil d’Etat, Prosper de Barante deviendra cependant l’hôte