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étaient sans doute désireux de liberté, mais de la leur, moins menacée que jamais depuis qu’ils s’étaient constitués en avant-garde de la politique extérieure de l’Empire. Le Piémont les occupait plus que la France, et la première de nos libertés leur paraissait celle de l’Italie. Le libéralisme qui leur suffisait et qu’ils exigeaient des autres était la répétition en prose des élans lyriques que Victor Hugo leur envoyait de Jersey[1].

Au Journal des Débats, où trônaient aristocratiquement les vieilles gloires, on nous dédaignait et l’on nous regardait d’en haut. Notre labeur ingrat et obscur n’était encouragé que par un petit nombre de jeunes gens ardens, de précoce valeur, qui s’étaient emparés des dix-huit places de la tribune publique et de là nous soutenaient de leur approbation. On les appelait les auditeurs au Corps législatif. Quelques-uns sont morts avant la complète éclosion, le sarcastique Delprat, le mélancolique Gournot[2], le doux et charmant Marcel Roulleaux[3] ; d’autres n’ont pas obtenu ce qu’ils méritaient : Deroisin, par exemple, un des collaborateurs du Dictionnaire de Littré, instruit, sagace, d’un esprit élevé, pénétrant et d’une vaste compréhension. D’autres ont réalisé leur ambition : Hérold, Jules Ferry, Gambetta, Floquet.

Hérold, esprit court, mais vif, jurisconsulte exercé, aussi fanatique d’athéisme que de musique, était doué d’une mémoire extraordinaire, dont un des usages était d’apprendre par cœur et de réciter imperturbablement d’un bout à l’autre tout l’Annuaire militaire.il n’y avait d’égal en lui à la haine de l’Empire que l’amour de l’Italie : il n’admettait pas qu’on n’admirât point sans réserve Cavour, Manin, Victor-Emmanuel, et qu’on ne considérât point Napoléon III comme un scélérat. C’était le Benjamin

  1. L’Italie, la grande morte, s’est réveillée ; voyez-la, elle s’élève et sourit au genre humain. Quel triomphe ! Quel merveilleux phénomène que l’unité traversant d’un seul éclair cette variété magnifique de villes sœurs, Milan, Venise, Rome ! L’Italie se dresse, l’Italie marche : Patuit dea, elle éclate ; elle communique au monde entier la grande fièvre joyeuse, propre à son génie, et l’Europe s’électrisera à ce resplendissement prodigieux, et il n’y aura pas moins d’extase dans l’œil des peuples, pas moins de réverbération sublime sur les fronts, pas moins d’admiration, pas moins d’allégresse, pas moins d’éblouissement pour cette nouvelle clarté sur la terre que pour une nouvelle étoile dans le ciel ! » (Jersey, 18 juin 1860.) Que ceux qui n’ont jamais pris au sérieux les paroles politiques du poète sourient, mais que penser de ses disciples, de ses admirateurs, de ceux qui l’ont mis au Panthéon, et qui reprochent à Napoléon III d’avoir perdu la France par la création de l’unité italienne !
  2. Il a laissé un livre touchant sur la Jeunesse contemporaine.
  3. Quelques-uns de ses écrits ont été réunis avec une intéressante préface par son ami Deroisin.