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héros pouvait seul la défendre contre une armée, forteresse qui avait des portes et des créneaux, comme on l’aperçoit encore au pont Nomenlane, quand on va rêver dans la campagne romaine. Tellement forteresse et tel signe de puissance, qu’on représentait un pont dans les armes de certaines villes, comme dans celles de Cordoue. Navire contre les flots, chaque pile étant construite comme un bateau tournant son avant à l’amont de la rivière, portant parfois des figures, pour fendre la nappe d’eau contraire. Arrondi en aval comme une poupe, creusé de fenêtres des deux côtés comme une dunette, observatoire s’ouvrant d’un côté vers la source et de l’autre vers la mer — tel était le pont d’autrefois.

Aujourd’hui, la fonction d’un pont est simplement de relier deux rives l’une à l’autre. Aucun pont n’est tenu de faire plus que cela pour nous, mais aucun ne doit faire moins. C’est peu qu’il soit un beau monument, comme le pont ruiné de Saint-Bénézet sur le Rhône, s’il nous laisse à mi-traversée, à pic sur le fleuve. Il faut qu’il aille d’un bout à l’autre. Mais, d’ailleurs, il suffit que nous y puissions passer. Et, comme nous avons à passer vite, il est inutile qu’il porte sur son dos des maisons. Regardez le pont Alexandre III et comparez-le à l’ancien pont de pierres. C’était un long monument qu’on voyait au fond de l’horizon, terminant une étendue d’eau. On eût dit une maison percée de gros caniveaux. Il y avait sans doute dans les fondations quelques voûtes claires, par où passait le courant, mais l’ensemble du monument barrait l’horizon d’eau et ne révélait rien de la venue empressée ou de la fuite majestueuse du fleuve.

Qui dira, si l’on s’en tient uniquement à l’impression des yeux, que le pont de fer n’est pas aussi beau ? Certes on ne doit pas juger de la légèreté d’un monument par la seule consideration.de ses dimensions totales : une arche de 107 mètres n’est pas nécessairement plus svelte qu’une arche de 30, non plus qu’un dôme de 30 mètres n’est nécessairement plus imposant qu’un dôme de 15. Les qualités de légèreté ou de grandeur ne sont pas des qualités absolues, mais naissent des proportions relatives de l’édifice, parce qu’il n’y a pas entre les divers édifices du monde, même d’une ville, une commune échelle de grandeur. Seulement, il se trouve qu’ici il y a une échelle commune : la Seine, dont la largeur est sensiblement la même partout, et le pont qui la traverse d’un bond, comme un cheval, parait nécessairement