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dépourvu de charme. Je ne sais pas si la neige tient encore à Twer ; ici, elle a disparu, et une pluie fraîche et grise tombe avec bruit sur les toits de tôle verte. Le vert est à juste titre la couleur favorite des Russes. Sur les cent milles que j’ai dû faire pour me rendre ici, j’en ai traversé environ quarante en dormant ; mais les soixante autres présentaient partout les différentes nuances du vert… Moscou vu d’en haut à l’air d’un champ nouvellement ensemencé : les soldats sont verts, les coupoles sont vertes, et je ne doute pas que les œufs qui sont sur ma table n’aient été pondus par des poules vertes[1]. »

Petit croquis de Chambord : « Dans les vastes galeries et les magnifiques salles, où les rois tenaient leur cour avec leurs maîtresses et leur vénerie, il n’y a plus d’autre mobilier que les jouets du duc de Bordeaux. La femme qui me servait de guide m’a pris pour un légitimiste français, et a essuyé une larme en me montrant le petit canon de son maître. J’ai payé, conformément au tarif, un franc de plus pour cette goutte d’eau, bien que je ne me sente aucunement la vocation de subventionner le carlisme. Les cours du château étaient aussi tranquilles que des cimetières abandonnés. Du haut des tours, on a une vue très étendue ; mais on n’aperçoit de tous côtés que des bois silencieux et des bruyères aussi loin que l’on peut voir ; point de villes, point de villages, point de fermes, ni près du château, ni dans les environs. Je joins à ma lettre quelques échantillons de la bruyère qui y pousse ; mais tu ne reconnaîtras pas combien cette plante, pour moi si chère, y est pourprée ; c’est la seule fleur des jardins royaux, et l’hirondelle est presque le seul être vivant du château, qui est trop solitaire pour les moineaux[2]. »

La nature vide ne suffit pas à ce peintre accoutumé à dévisager des hommes ; il la peuple de figures, et souvent l’aquarelle s’achève en tableau de genre : « De la chambre où j’habitais, j’entendais résonner à mon oreille les mélodies bohémiennes les plus sauvages et les plus insensées. Note que ces gens chantent sur un ton nasillard, avec la bouche toute grande ouverte, des airs maladifs et plaintifs dont les paroles retracent soit les tourmens causés par de certains yeux noirs, soit la mort vaillante de quelque brigand illustre. On jurerait entendre le vent chanter en

  1. A Mme de Bismarck. De Moscou, 6 juin 1859. — Voyez A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 113-114.
  2. A la même. De Bordeaux. 21 juillet 1862. — Ibid., p. 153-154.