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syne[1] ! » Et plus il s’élève, et plus il grandit, et plus il vieillit, plus il éprouve ce désir, ce besoin d’avoir « beaucoup d’amour autour de lui, » de « s’enraciner » dans une terre à lui, et dans des cœurs à lui.

C’est donc surtout sa nature, ses champs, ses guérets, ses bois qu’il aime, par cette même raison qu’il y est chez lui, qu’ils sont à lui, mais d’une manière générale, on peut dire qu’il sent, qu’il admire et qu’il aime la nature. De Norderney sur la mer du Nord, des bords du Rhin, de Gastein, de Carlsbad, des environs de Vienne, de Hongrie, de Danemark et de Suède, de Russie, de Hollande, du Midi de la France, de Biarritz et des Pyrénées, de tout lieu où l’emporte le cours d’une vie pendant dix ans errante, il adresse à ses proches, à sa femme, à sa sœur, des lettres qui sont toute une galerie de paysages.

Ouvrons-en le recueil au hasard. De Szolnok par Szegedin en Hongrie, 27 juin 1852 : « Représente-toi un sol de gazon, uni comme une table, et sur lequel, à plusieurs milles de distance, on n’aperçoit rien à l’horizon, si ce n’est les grandes tiges nues des bascules qui servent à tirer l’eau des puits creusés pour les chevaux à demi sauvages et pour les bœufs ; des milliers de bœufs bruns et blancs, pourvus de cornes longues comme le bras, sauvages comme le gibier ; des troupeaux de chevaux rabougris, à longs poils, que gardaient des bergers à demi nus, armés de bâtons en forme de lances ; d’immenses troupeaux de porcs, dont chacun était accompagné d’un âne ayant pour mission de porter la pelisse du berger et éventuellement le berger lui-même ; puis de grandes bandes d’outardes, des lièvres, des hamsters ; puis encore, çà et là, au bord d’un étang d’eau salée, des oies sauvages, des canards, des vanneaux[2]… »

De Moscou, symphonie en vert : « Après m’être plaint vivement en ces derniers temps de la chaleur excessive, je me suis réveillé aujourd’hui entre Twer et Moscou, et j’ai cru rêver en voyant la fraîche verdure de ce pays couverte partout d’une couche de neige. Je ne m’étonne plus de rien ; et, ne pouvant douter plus longtemps du fait, je me suis aussitôt retourné de l’autre côté pour continuer de dormir et de rouler, bien que ce mélange de vert et de blanc, éclairé par les lueurs de l’aurore, ne fût pas

  1. À Mme de Bismarck, D’Ofen, 23 juin 1852. — Voyez A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 56.
  2. A la même. De Szolnok, 27 juin 1852. — Ibid., p. 59-60.