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à l’antique les traces de mes précédentes folies. Plaise à Dieu d’emplir de son vin clair et généreux ce vase dans lequel le Champagne de la vingt-et-unième année fermenta inutilement et ne laissa qu’un dépôt insipide ! Où et comment vivent en ce moment *** et miss *** ? Combien sont morts avec qui j’ai eu des amourettes, avec qui j’ai bu, avec qui j’ai joué ! Combien mes jugemens sur le monde ont, depuis quatorze ans, subi de transformations ! Combien de choses me paraissent petites qui me semblaient grandes autrefois, et combien de choses j’honore aujourd’hui que je méprisais naguère ! Que de feuilles, dans notre for intérieur, peuvent encore verdir, croître, frémir et se flétrir pendant les quatorze années qui viennent, c’est-à-dire jusqu’en 1865, si nous vivions jusque-là ? Je ne conçois pas comment un homme qui médite sur lui-même et qui ne sait rien ou ne veut rien savoir de Dieu peut accepter le mépris et l’ennui de la vie ! Je ne sais pas comment j’aurais supporté cela autrefois. Si je devais vivre comme alors, sans croire ni à Dieu ni à toi, ni aux enfans, en vérité je ne sais pas pourquoi je n’abandonnerais pas cette vie comme une chemise sale ; et cependant la plupart de mes connaissances en sont là, et elles vivent. Lorsque je me demande à moi-même quel motif on a de vivre davantage ainsi, de se fatiguer, de s’irriter, d’intriguer, d’espionner, je ne sais vraiment pas pourquoi. Ne va pas en conclure que je sois devenu tout à fait sombre : loin de là, il en est de moi comme du feuillage jaunissant que l’on contemple par un beau jour de septembre ; bien portant et plus vif, mais avec un peu de mélancolie, de nostalgie, de regret de la forêt, de la mer, des déserts, de toi et des enfans, le tout mêlé de soleil couchant et de Beethoven[1]. »

Mais lisez, après cette méditation sur la vie, cette non moins belle méditation ou élévation sur la mort. La sœur de M. de Bismarck, Malvina, et son beau-frère Oscar d’Arnim viennent de perdre un de leurs enfans : « J’apprends, écrit-il à M. d’Arnim, l’affreux malheur qui vous frappe, toi et Malvina… Un pareil coup ne saurait être atténué par aucune consolation humaine, et pourtant on éprouve naturellement le désir d’être près de ceux qu’on aime lorsqu’ils souffrent, et de mêler ses plaintes aux leurs. C’est là tout ce que nous pouvons faire. Tu ne pouvais guère être atteint d’une plus grande douleur : perdre de cette façon un

  1. A Mme de Bismarck. De Francfort, 3 juillet 1851. — Voyez A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 39-40.