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maritime, peignant avec un relief inoubliable la vie et les mœurs des marins anglais ; le premier, avec Humphry Clinker (1771), il créait le roman humoristique, tel que devait ensuite le reprendre Dickens ; et c’est lui encore qui, le premier, avec le Comte Fathom, a créé le roman « gothique, » le roman d’aventures mystérieuses et horribles, qui, trente ans plus tard, allait faire la fortune de Mrs Radcliffe et de Lewis le Moine.

Cependant la décadence du roman de Richardson et de Fielding inaugurée par Smollett et ses imitateurs, s’acheva avec les fantaisies romanesques de Sterne, Tristram Shandy (1759) et le Voyage sentimental (1768). Sterne ne se contente pas, comme Smollett, de négliger la composition de ses romans : il met son point d’honneur à mal composer. Tristram Shandy, le héros de son roman, ne vient au monde qu’au troisième volume, et ne joue vraiment un rôle que dans le septième : les autres personnages apparaissent et disparaissent à l’improviste, interrompant l’action ; en toute circonstance, par tous les moyens, l’auteur s’ingénie à nous rappeler qu’il fait fi des conventions, et n’écrit ce roman que pour s’amuser. « Ce fut un triste jour pour le roman anglais, nous dit M. Cross, le jour où un écrivain de génie rabaissa le roman jusqu’à en faire le simple dépôt de ses plaisanteries. Et la chose nous apparaît plus lamentable encore quand nous songeons que Sterne, au contraire de Smollett, était parfaitement capable de raconter une histoire dès qu’il le voulait bien. Il aurait pu, s’il s’était moins constamment soucié d’éblouir ses amis, nous offrir des romans plus riches de fond et d’une forme plus belle que tous ceux qu’on avait écrits avant lui. Et c’est à lui que notre roman classique doit, au contraire, d’être retombé au point où l’avaient laissé les fantaisistes de la Renaissance ! »

Ce genre moribond du roman classique, un poète est cependant parvenu, pour un instant, à le ressusciter. Le Vicaire de Wakefield (1766) est peut-être la plus parfaite incarnation du roman anglais : mais son charme lui vient surtout de l’âme de poète qu’on y sent à chaque page. « Goldsmith a pris les matériaux de son récit dans le répertoire qui avait servi à ses prédécesseurs. Il a introduit dans le Vicaire de Wakefield un pesant essai sur le code pénal et la discipline des prisons ; il y a introduit un discours sur la liberté et le patriotisme ; il y a introduit un sermon, tout imprégné de l’esprit du Discours sur la Montagne. Il a mis en scène de douces jeunes femmes aux noms romantiques, un aimable coquin, un gentilhomme campagnard plein de grandeur d’âme, un curé de village excentrique et naïf. Mais tout