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Richardson une peinture réaliste de la vie anglaise. Mais Fielding était un écrivain de génie : et, tout en se bornant à imiter Gil Blas, il a fait du roman picaresque un genre nouveau, à un plus haut degré encore que ne l’avait fait l’auteur de Robinson''. Le premier, il a introduit dans ce roman une couleur locale très marquée, décrivant avec une exactitude pittoresque les bourgs et villages anglais où il conduisait ses héros. Le premier, il a essayé de donner à ses héros une personnalité individuelle, au lieu d’en faire des types ou des caricatures. Et dans chacun de ses romans successifs, depuis Joseph Andrews jusqu’à Amélie (1751), on le voit se dégager davantage des traditions du roman picaresque, pour laisser plus libre cours à son génie d’observateur et de moraliste. Amélie, inférieure à Tom Jones pour la force et la vérité des caractères, est, au point de vue de la forme, un véritable roman moderne, à peine moins proche de la Foire aux Vanités' que de Gil Blas' et du Diable boiteux.

Mais le genre nouveau créé par Fielding fut, presque aussitôt, déformé et usé par Smollett. « Celui-ci, comme l’auteur de Tom Jones, procède directement de Cervantes et de Lesage : pour lui aussi, le roman est un mélange d’intrigue et d’aventures. Mais Fielding s’efforce toujours de grouper et d’arranger les incidens pour l’effet dramatique, gardant en vue son chapitre final. Smollett ne s’inquiète de rien de tout cela ; et si ses personnages se marient, à la fin de ses livres, c’est simplement parce qu’il est fatigué de nous parler d’eux, ou qu’il craint que nous ne soyons fatigués d’en entendre parler. Ses romans ne sont que des enchaînemens d’aventures et d’anecdotes classées au hasard. On sent que, pour lui, un roman peut avancer, s’arrêter, au caprice de l’auteur, s’entremêlant des épisodes les plus fantaisistes. Et c’est ce qu’ont senti ses contemporains. De 1750 à 1770 des centaines de romans ont paru qui n’étaient que des recueils d’aventures incohérentes, sans que, naturellement, les auteurs de ces machines eussent rien du génie pittoresque de Smollett, ni de son admirable maîtrise de style. Et le roman, mis ainsi entre les mains de la foule, cessa d’être un genre littéraire sérieux : quelques années suffirent pour le faire tomber infiniment au-dessous du degré où l’avaient élevé Richardson et Fielding. »

Smollett n’en était pas moins un très grand écrivain ; ses romans sont peut-être même d’une qualité littéraire supérieure à ceux de ses prédécesseurs. Et, en même temps qu’il détruisait le genre du roman de Fielding, il ouvrait la voie à des genres nouveaux : le premier, par exemple, avec Roderick Random (1748), il créait le roman naval, ou