Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/749

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À ce moment, le bruit se répandit que le ministre de la Guerre était change ; une émotion immense se manifesta. Dans la mesure annoncée, ne fallait-il pas voir le prélude du coup d’État militaire que le Directoire, à l’aide des Anciens, préparait contre l’autre Chambre, compromise par ses membres jacobins ? Quand le fait de la démission surprise fut avéré, quand la lettre rageuse de Bernadotte circula de mains en mains, un vent d’affolement passa sur l’assemblée ; on crut positivement que le coup allait se faire. Jourdan s’élance à la tribune et dénonce des projets sinistres. Des députés fournissent des détails, font allusion à des mouvemens, à des déplacemens de troupes ; le général commandant à Courbevoie s’étant déclaré prêt à voler, en cas de besoin, au secours de l’assemblée, aurait été invité à s’éloigner sous vingt-quatre heures. Tous les législateurs, Jacobins et modérés, Lucien comme les autres, jurent de mourir sur leurs sièges ; on voue aux vengeances populaires les sacrilèges qui porteraient la main sur la représentation nationale. « Ils n’en ont pas le droit, » clama Augereau, et cette sortie, venant de l’homme qui avait fait le 18 fructidor, parut tellement grotesque qu’elle excita, malgré la gravité des circonstances, un accès d’hilarité.

Finalement, il fut procédé à l’appel nominal sur la proposition de déclarer la patrie en danger. Elle fut repoussée par deux cent quarante-cinq voix contre cent soixante et onze. L’alarme causée par le renvoi de Bernadotte n’avait pas été peut-être étrangère à ce résultat.

La séance levée, quand les députés sortirent, une poussée furieuse des groupes amassés autour du palais se fit contre les portes, au cri de : « A bas les voleurs ! » Il fallut faire avancer la troupe pour refouler ces forcenés et dégager les issues. Des députés furent hués, insultés, assaillis de malédictions et d’outrages. Ils restaient d’ailleurs fort échauffés ; sur la place, le législateur Chazal, appartenant au parti modéré, se prit d’altercation avec le jacobin Félix Lepelletier ; ils échangèrent des aménités de ce genre : « Coquin, scélérat, monstre. » Les manifestans s’étaient répandus cependant dans l’intérieur de la ville, dont la physionomie était sombre, et tâchaient d’ameuter le peuple ; ils n’arrivèrent pas « à communiquer ce mouvement électrique qui produit les insurrections. » Des attroupemens d’ouvriers s’étaient formés, étalant leur misère, mais restaient immobiles, dégoûtés, méfians ; suivant la remarque très caractéristique d’un journal,