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affichèrent un deuil mélodramatique ; le président du Directoire invita les conseils à célébrer, en mémoire du héros tué à l’ennemi, une fête funéraire[1].

Les projets de Siéyès s’effondraient. L’ex-abbé ne perdit pas courage. Avec une tenace opiniâtreté, il se mit à chercher un remplaçant à Joubert dans le rôle d’entrepreneur de coups d’État pour le compte des révolutionnaires déjà domiciliés au pouvoir et aspirant à s’y caser définitivement. Moreau, appelé désormais à commander sur le Rhin, fut invité à passer par Paris ; il y aurait lieu de sonder ses dispositions. S’il se récusait, Macdonald, qui allait épouser la veuve de Joubert, et Beurnonville paraissaient disponibles ; à défaut d’un sabre de premier choix et fourbi à neuf, on s’accommoderait d’un sabre quelconque.

Mais le danger extérieur primait pour le moment toute autre considération. Si l’ennemi, franchissant les Alpes, franchissant le Rhin, mettait le pied en France, une furieuse anarchie se déclarerait ; cent guerres civiles éclateraient à la fois ; entre terroristes et royalistes, la classe gouvernante périrait broyée, à moins que Souvorof n’arrivât à temps pour réconcilier les révolutionnaires en les pendant côte à côte ; les gens au pouvoir se voyaient dans la situation que l’un d’eux, Bailleul, avait ainsi définie : « Nous sommes entre la guillotine et la potence. »

Dans l’émoi général, beaucoup d’esprits se retournaient d’instinct vers le grand absent, vers celui qui avait été nommé en d’autres temps « le héros tutélaire, » et le cherchaient au fond de l’horizon. « C’est Bonaparte qui nous manque, » écrivait un journal. Mais où était Bonaparte ? Arrêté devant Saint-Jean-d’Acre, tenu en échec par un misérable pacha, enfoncé dans les sables de Syrie, perdu peut-être ? Il semblait que son étoile eût pâli ; on n’avait de lui, par les bulletins de l’étranger et les papiers anglais, que de rares et inquiétantes nouvelles.

Il n’est pas vrai que les directeurs de l’an VI, qui l’avaient vu sans déplaisir s’éloigner, l’eussent spontanément poussé et relégué

  1. Séance extraordinaire du 25 fructidor : « Toute la tribune est drapée en noir ; en face est une statue de la Liberté, appuyée sur un faisceau de piques, symbole de la force et de l’union ; à côté un vase funéraire, au pied d’un candélabre portant deux lampes funèbres ; derrière le piédestal de la statue, deux urnes funéraires en peinture. A une heure et demie le conseil entre, une branche de cyprès à la main. Une musique lugubre se fait entendre à la barre ; elle est entrecoupée par le son plus lugubre encore d’une cloche qui sonne les heures de la mort. Le président prononce le discours en l’honneur du héros dont on célèbre la mémoire. »