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communauté de travail était la meilleure école de fraternité et de solidarité. Quelles idées aussi n’évêque point le spectacle de ces humbles ouvrières exécutant ces parures luxueuses à cette lueur tremblante, dans ce décor misérable et tout évangélique ! et quand elles quittaient leur ouvrage pour regagner, sous la lumière glaciale de la lune, leurs chaumières sans feu, songeaient-elles seulement que c’était l’heure où les élégantes se paraient de leur travail, pauvres Cendrillons qui ne demandaient qu’à leur continuer, sans en soupçonner la destination, leurs discrets offices ? Ce travail en commun, ces classes, ces chambres de dentelle eurent sur le développement de cette industrie et le perfectionnement de ses ouvrières la plus grande influence, stimulant le zèle et provoquant l’émulation la plus féconde, fournissant l’apprentissage le plus sérieux, présentant enfin ce grand avantage de centraliser la production et de permettre de la contrôler, au besoin même de la diriger.

Aujourd’hui, la crise de la dentelle, aggravée dans des proportions encore insoupçonnées par les tendances nouvelles de l’enseignement primaire, a ruiné presque radicalement l’apprentissage de cet art.

Par le fait de la loi de 1881, les enfants sont retenus à l’école jusqu’à treize ans, et, comme les inspecteurs ne toléraient pas qu’on juxtaposât l’enseignement professionnel à l’enseignement primaire, les classes de dentelle ont été du coup détruites et les enfans n’ont pu fréquenter que les seules écoles primaires : c’est à peine s’il existe encore dans le Calvados trois ou quatre classes de dentelle.

On juge alors de ce que peut être l’apprentissage. A treize ans, quand l’instruction est achevée, c’est-à-dire à un âge où naguère sept et huit années d’exercice de la dentelle leur permettaient de gagner un et même deux francs par jour, il faut que ces fillettes apprennent de toutes pièces un métier tombé, dont l’entière possession est affaire de quatre et cinq ans ; à un âge où, selon les habitudes de la campagne, l’enfant doit apporter son appoint au budget familial, il faut sacrifier plusieurs années à l’étude d’un art précaire, dont le relèvement, s’il est espéré par tous, n’en demeure pas moins assez problématique.

Le goût des gains précoces et le besoin d’un salaire immédiat détournent donc les enfans de cette profession et les éloignent de leur village, qu’elles aiment sans doute, mais où elles ne peuvent