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arrivent parfois à gagner un franc. Avant 1870, il y avait, dans ce même département, une cinquantaine de fabricans de dentelles, ayant sous leurs ordres une légion nombreuse de facteurs et de factrices ; aujourd’hui, il n’y a pas plus de trois ou quatre maisons, qui aient pu résister à l’adverse fortune.

Les causes de cette crise extraordinaire sont d’ordres divers et méritent examen.

Il y a, d’abord, la concurrence des machines et le triomphe de l’imitation. Si jamais, en effet, l’inexorable loi de la concurrence mécanique eut de cruelles conséquences, c’est assurément ici ; on en arrive même à se demander s’il est bon et moral que d’aussi bienfaisantes industries soient ainsi mises en échec, et si la brutale invasion des machines dans le domaine de l’art ne comporte point quelque usurpation sacrilège. Le bon marché est-il donc si recommandable, quand il s’agit d’objets de luxe ; n’est-il pas évident qu’il abaisse forcément le niveau artistique et fausse le goût ? Par exemple, dans le cas actuel, les métiers de Saint-Pierre-lès-Calais fabriquent, à des prix dix fois moindres, des imitations de dentelles de Caen et de Bayeux ; une machine, en dix minutes, fait ce qui demanderait à une dentellière habile six mois de travail à douze heures par jour, et, pour rivaliser sur le terrain de la confection, il faudrait qu’une ouvrière, faisant une journée de dix heures, se résignât à gagner trois ou quatre sous ! La lutte est, on le voit, trop manifestement inégale, et, de ce côté, tout espoir de relèvement est chimérique, car on ne peut tout de même pas prohiber les métiers, qui, rien qu’à Calais, font vivre plus de 20 000 ouvriers.

Mais, pour grave que soit le préjudice causé par la concurrence mécanique à l’industrie dentellière, on ne saurait lui imputer l’entière responsabilité de la crise actuelle. Les dentelles d’imitation existent depuis 1839 ; sous le second Empire, la production en fut même considérable, et ce fut pourtant la période de prospérité de la dentelle à la main. Il y a donc un autre facteur de cette disgrâce, et je le trouve dans le changement de direction de la mode et dans la vulgarisation de l’élégance sous l’influence de nos mœurs égalitaires et démocratiques.

Par sa nature même, par la lenteur de sa fabrication et la somme de travail qu’elle nécessite, la dentelle à la main ne peut être qu’un objet de luxe, et, pour justifier son prix de revient, elle doit être une œuvre d’art ; elle est donc un peu d’essence aristocratique