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sommes[1]. » Mais on n’est pas non plus un homme politique quand on rêve, quand on se berce de cette illusion que le monde se gouverne par des sentimens ou par des idées : cela, c’est proprement « plaisanter en affaires. »

Par quoi le monde se gouverne ? — Tu ne le gouverneras que si tu as le mépris des hommes, et tu ne les mépriseras jamais trop, si tu les connais bien. — Bismarck connaît les hommes et les institutions de son temps ; et, comme il les connaît, il les gouverne, avec les instrumens et les procédés de son temps. Le Prince n’a plus à ses ordres ces serviteurs expéditifs et discrets : le poignard et le poison ; mais il a l’argent et il a une certaine presse[2] ; il a « le fonds guelfe » pour la pâture des « reptiles. » Les armes seules ont changé, et non pas les hommes : sicaires ou folliculaires, des bravi viennent encore s’offrir ; la plume fait la besogne du stylet ; l’or corrode, et dissout, et débarrasse aussi bien que l’acqua tofana. La politique s’est modernisée et c’est tout ; tout est donc de moderniser le machiavélisme, en en gardant l’essence, qui est un réalisme imperturbable.

Imperturbable réaliste, M. de Bismarck connut à fond les faiblesses, les vices du régime parlementaire[3], et, plutôt que de s’en indigner ou de s’user à les corriger, il en joua, comme il joua, les connaissant à fond, des entraînemens et des crédulités de ce qu’on nomme l’opinion publique[4] : ce Prussien de la vieille Prusse fut un machiavéliste si moderne, que plus que tout autre il fit de l’imprimerie et du télégraphe des moyens de la politique. Il vit que, pour un homme d’Etat de ce temps, l’art souverain était d’apprendre à manier les masses, de savoir jouer du populaire, et il l’apprit, et il le sut, et il en joua. Il comprit que, si l’homme d’Etat d’autrefois, dans la monarchie absolue, n’avait qu’un point d’appui : la confiance ou la faveur du roi, dans la monarchie constitutionnelle, l’homme d’État de ce temps en a deux : la confiance du roi et la faveur du peuple ; qu’il y a action et réaction de l’une sur l’autre, que le problème est de les combiner, de se servir de l’une pour faire mouvoir l’autre ; et que, tandis que l’une donne le point d’application, l’autre peut fournir

  1. Les Mémoires de Bismarck, recueillis par Maurice Busch, t. Ier, p. 272.
  2. Voyez Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 340, lundi 12 décembre. — Cf. Ibid., passim, et aussi Pensées et Souvenirs.
  3. Voyez, par exemple, Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 341, mardi 13 décembre, et comparez avec plusieurs passages des Pensées et Souvenirs.
  4. Ibid. (Busch), p. 287, mardi 29 novembre.