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nous attaquions l’Autriche, et provisoirement il aurait dû garder cet objet comme une garantie contre les éventualités. Nous ne pouvions pas l’en empêcher. L’Angleterre l’aurait-elle attaqué ? C’est peu probable ; en tout cas, il pouvait la regarder venir. En cas de victoire de notre côté, il devait essayer de se mettre avec nous et nous encourager à commettre des excès… Mais… c’est un tiefenbacher[1] ! » Objet de mépris, ou tout au moins de stupeur et presque de scandale pour M. de Bismarck : « C’est pourtant une chose étonnante qu’il y ait des gens très habiles, qui n’entendent absolument rien à la politique ! »

On n’est pas un homme politique, quand « on trahit ce qu’on éprouve, » quand « on se laisse bluffer trop aisément, » quand l’adversaire « vous tire, comme il veut, les vers du nez ; » quand on a « la regrettable manie de faire durer les négociations dont on est chargé en y introduisant des questions qui n’ont rien à y voir, quand on se met à raconter ce qui s’est passé ou ce qui aurait pu se passer dans telle ou telle circonstance, quand on s’informe de l’attitude de telle ou telle personne, et qu’on s’enquiert des résultats de telle ou telle mesure ; » quand on se disperse, quand on ne se concentre pas uniquement sur un point, qui est le seul point, quand on ne tend pas de tous ses moyens, et par tous les moyens, à sa fin ; en d’autres termes, on n’est pas un homme politique, quand on a la coquetterie de paraître un homme universel[2]. Et quand on pérore, quand on verse de fausses larmes, ou même — et peut-être surtout — de vraies ; quand on souffre, on n’est pas un homme politique. On n’en est pas un, quand on fait une place à la pitié, quand on n’est pas capable de mener la chasse jusqu’à la curée et de distribuer soi-même, joyeusement, leur part à tous les chiens de la meute qui ont aboyé ou mordu. « Le Chancelier, qui s’était rendu chez l’Empereur, est rentré au bout de trois quarts d’heure. Sa figure était rayonnante… Il s’assit près de moi, avala quelques bouchées de pain, puis, se tournant vers son cousin : — Sais-tu ce que c’est que cela ? demanda-t-il. Et il se mit à siffler un air, l’air du chasseur quand il a abattu son cerf. — Oui, fit Bohlen : c’est le signal de la mort. — Non, pas tout à fait… Et il siffla de nouveau. — C’est l’hallali ! Je crois bien que cette fois nous y

  1. A peu près : songe-creux, expression berlinoise. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 210, samedi 5 novembre.
  2. Les Mémoires de Bismarck, recueillis par Maurice Busch, t. I er, p. 182.