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ces choses-là, le Chancelier allemand ne veut pas que ses voisins les respectent également chez eux, s’il lui est utile qu’ils ne les respectent point.

L’utilité, son utilité : tout ce qui n’est pas le culte de l’utile en politique, est de la superstition politique. Et certes les Français en entretiennent depuis un siècle toute une théorie, de ces idées où ils mettent on ne sait quoi de sacré et « qui ne sont réellement que des mots vides de sens ; » mais, pour Bismarck, s’ils sont peut-être le seul peuple, ils ne sont pas les seuls hommes dans ce cas : de pareils hommes, comme il y en a en tout pays, il se méfie et il s’écarte : est une superstition, pour lui, et n’est qu’un mot vide de sens, toute idée vide d’un contenu positif, vide d’une utilité pratique. En politique, l’utile est le critérium, la règle et la mesure de tout. Bismarck ne peut se passer du pouvoir, de pouvoir au sens absolu, parce qu’il est utile qu’au moment donné, au moment propice, il puisse absolument tout le possible ; mais de ce pouvoir absolu il ne sera pas toujours utile qu’il fasse usage, et, quand il arrivera qu’il soit plus utile d’être modéré dans ses exigences que d’épuiser tout le possible, c’est encore par la considération de l’utile qu’il se décidera, c’est elle qui l’arrêtera, et c’est elle qui sera la borne infranchissable.

Par exemple, après Sadowa, s’il eût voulu épuiser tout le possible, il en était à peu près le maître (sauf l’hypothèse douteuse d’une intervention de la France) ; le roi Guillaume le désirait ; l’état-major l’y poussait ; et cependant, il ne l’a pas voulu. Les troupes prussiennes eussent pu marcher sur Vienne, y entrer triomphalement, donner à la défaite de l’Autriche une forme saisissante, une de ces formes visibles et tangibles, pour ainsi parler, qui se perpétuent dans la pensée des peuples. M. de Bismarck eût pu arracher à l’Autriche vaincue quelques lambeaux, et peut-être des morceaux assez importans de son territoire, des provinces ou des moitiés de province ; mais il s’est bien gardé de le faire, et, plutôt que de le faire, il a sciemment et volontairement encouru le courroux du roi, le ressentiment national, l’inimitié des généraux[1]. Jusque-là, jusqu’à l’entrée dans Vienne, jusqu’au démembrement de l’Autriche allait le possible : mais jusque-là Bismarck a refusé d’aller, jugeant plus utile de ne point mettre, comme on l’a dit, l’irréparable entre la Prusse et l’Autriche, du silence

  1. Pensées et Souvenirs, t. II.