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frères, leurs sœurs, leurs veuves ? « Ces gens-là, — car il le dit de tout le monde, — ont vraiment une idée fort peu juste de ce que c’est que la guerre[1] ! »

Il sait bien, lui, l’homme d’Etat qu’il est sait bien qu’il fallait ces trois guerres, et, puisqu’il les fallait, qu’il fallait ces victimes et qu’il fallait toute cette douleur. La preuve qu’il le sait, et qu’il ne se renie pas, c’est que, s’il le fallait encore, il recommencerait. La preuve, c’est que, malgré tout ce qu’il souffre (et il souffre presque dans sa chair des soupçons qui le rongent et des rancunes qu’il nourrit, rancunes et soupçons contre la Reine et la Princesse royale, contre les militaires, contre les parlementaires)[2], malgré tout, il reste au pouvoir, il a besoin d’y rester ; il ne souffre même que de craindre qu’on le lui dispute et de se souvenir qu’on le lui a mesuré, qu’il y a rencontré des résistances et, trop proches à son gré, des limites ; il ne peut se passer du pouvoir, de pouvoir au sens absolu, d’être sûr de toujours pouvoir ; et il doit enfin mourir lentement de la torture, du déchirement intime de vouloir toujours et de ne pouvoir plus. D’autres, dans le pouvoir, aiment quelquefois autre chose ; dans le pouvoir, ce que Bismarck aime, c’est de pouvoir.

Content de lui, à l’ordinaire, il n’est de rien plus content et de rien il ne triomphe tant que d’avoir l’esprit positif et pratique ; ou plutôt, comptant sur la force et conscient de sa force, il la fait résider en ceci, qu’il a l’esprit éminemment pratique et positif. Aussi Napoléon III, qui est à l’autre bout du monde, après l’avoir quelque temps attiré et comme charmé, l’étonné : du reste, tous les Français, en général : « Les Français sont un peuple particulier avec leurs superstitions politiques ; ils sont enfoncés dans ces idées, ils en sont enlacés, elles sont pour eux quelque chose de sacré, tandis qu’elles ne sont réellement que des mots vides de sens[3]. » Ce n’est pas un Prussien de la Vieille-Marche, ce n’est pas un Bismarck qui se nourrirait de ces viandes creuses ! Mais quel beau sujet d’études, — et quel beau sujet d’expériences, — qu’un peuple qui s’en nourrit ! Il n’est, au surplus, nullement certain que parmi ces « superstitions politiques » Bismarck ne range pas jusqu’au respect de choses pourtant infiniment respectables, et que lui-même affecte de respecter chez lui ; mais il n’importe :

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 188, samedi 22 octobre.
  2. Ibid., p. 272, mardi 22 novembre. — Cf. Souvenirs et Pensées, passim.
  3. Ibid., p. 207, jeudi 3 novembre.