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regardait pas : « Mais, auparavant, répondit Bohlen, on les mettrait en cage et on les montrerait en public. — Non, répliqua le Ministre. J’aurais un autre plan. Il faudrait conduire les prisonniers à Berlin, leur suspendre au cou un écriteau en carton, sur lequel serait écrit : Reconnaissance, et les promener ainsi à travers la ville[1]. » Propos de table de M. de Bismarck, et qui doivent s’entendre cum grano salis ! mais sans doute était-il dans « les bons vieux usages » d’affubler de pancartes injurieuses les ennemis enchaînés.

Les lettres qu’il reçoit de la comtesse, lettres d’un protestantisme et en quelque sorte d’un prophétisme exaspéré, le comblent de joie ; il en communique complaisamment des fragmens à son entourage : « Je crains, lui écrit-elle, que vous ne trouviez pas de bible en France ; je t’enverrai donc un livre de psaumes afin que tu y puisses lire la prédiction contre les Français, prédiction ainsi conçue : Je te le dis, les impies seront exterminés[2]. » Et alors, ayant reçu le livre de psaumes et la bible qui accompagnent la lettre de sa femme, voici comment il se vante d’avoir traité une pauvre femme : « A Commercy, une femme est venue chez le Ministre pour se plaindre de ce que l’on avait arrêté son mari, parce qu’il avait frappé un hussard avec une bêche. Le Ministre l’écouta d’un air bienveillant. Lorsqu’elle eut fini, il lui dit d’un ton tout à fait aimable et en se passant les doigts sur le cou : « Oui, ma bonne femme, vous pouvez être sûre que votre mari sera pendu prochainement[3]. »

Il faut que la prédiction s’accomplisse et que les impies, — c’est-à-dire les Français, — soient exterminés. Il faut, il faudrait, on devrait : Sois dur, Landgrave ! Et, dans le cœur du Landgrave de plus en plus dur, il semble que « la haine du Gaulois » s’accumule et s’aigrisse d’une ferveur dévote. Pourtant il professe que l’homme d’Etat ne doit pas avoir de haines sans utilité. « Bon pour l’homme de parti ! Son instinct de vengeance est satisfait. Mais l’homme politique, vraiment politique, ne connaît pas ces sentimens. Il se demande uniquement s’il est utile de maltraiter

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 284, lundi 28 novembre.
  2. Ibid., p. 216, dimanche 6 novembre.
  3. Ibid., p. 233, vendredi 11 novembre. Il est juste d’ajouter que Maurice Busch lui-même, en rapportant cette anecdote, a soin de noter que ses compagnons et lui soupçonnent Bohlen (Bismarck-Bohlen, le cousin du chancelier) de « l’avoir accommodée à ses propres sentimens. »