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LA MORALE DE BISMARCK

L’HOMME POLITIQUE

Y a-t-il deux morales, — une morale politique et une morale privée, — ou n’y a-t-il point de morale en politique, la politique étant une chose et la morale une autre chose ? c’est une grande question, c’est une vieille question, et c’est une question toujours nouvelle. A la vérité, les religions et les philosophies n’y sauraient faire qu’une seule réponse, et la morale n’existe pas pour elles en dehors de l’absolu. Mais ne semble-t-il pas qu’il en soit autrement de l’histoire ou de la politique, et qu’il y ait, en quelque sorte, des contingences d’État ? Si l’homme privé n’a qu’une vie, l’homme d’Etat en a deux : sa vie intérieure d’homme privé, l’homme d’État doit la subordonner à une espèce de vie extérieure, qui est d’intérêt et d’ordre plus général ; l’homme privé ne vit qu’en lui et pour lui : l’homme d’État vit dans l’État et pour l’État ; l’homme privé peut tout rapporter à soi-même ; au contraire, ne rien rapporter à soi, mais tout à l’État, et pour le bien de l’Etat user non des moyens que l’on préférerait, mais des plus « productifs » et des plus appropriés aux circonstances, n’est-ce pas, à cela que se mesure la qualité de l’homme d’État ; et ne se crée-t-il pas pour lui comme une hiérarchie des devoirs, dans laquelle le devoir public l’emporte sur le devoir privé ?

Après tant d’autres, M. de Bismarck est un illustre exemple, non certes de la nécessité qu’il y ait deux morales, mais de la quasi-impossibilité que l’homme d’État n’agisse pas souvent comme s’il y en avait deux ; puisqu’en politique, il ne regarda