Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/553

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore, le Slave, je crois en lui. Soixante-dix millions de gens qui n’ont encore rien fait, rien... Napoléon ne fut qu’un épisode...

Son ivresse monte, il frappe sur la table d’un coup de poing.

— Entendez-vous, vieux peuples que vous êtes ? Nous n’avons encore rien accompli, toute notre œuvre est à faire et elle sera faite ! — Désignant d’un geste impérieux la ruine humaine qui est devant lui : — Regardez-le. Il n’est pas beau à voir. Ce ne fut qu’un petit accident dont personne ne se souvient plus. Maintenant il est cela... Et vous serez comme lui, mes frères d’armes si braves, si fiers... Seulement vous, vous ne reviendrez jamais. Soixante-dix millions... Disparaissez, vieux peuples ! ...

Puis il s’endormit. On le laissa dormir ; on avait à s’occuper du misérable qui était revenu et qui, trois jours après, fut porté en terre au son de la marche funèbre, suivi de tous les escadrons.

Dirkovitch partit par un train de nuit.

— Adieu, Dirkovitch, bon voyage !

— Au revoir, chers amis... Je reviendrai.

— Quand vous voudrez ! Charmés de vous revoir !

Et les hussards blancs de fredonner à demi-voix un refrain d’opérette :


J’en suis fâché pour M. Barbe-Bleue, — Je suis désolé d’lui faire de la peine, — Mais quelle danse, quelle danse, je n’vous dis qu’ça, — Quand il reviendra !


L’homme qui fut n’est certainement pas le chef-d’œuvre de Kipling ; cette note claire de simplicité, de sincérité qui vibre dans d’autres récits moins sensationnels, moins adroitement composés, en est à peu près absente ; mais, en revanche, The man who was se recommande par une qualité secondaire : l’actualité. A l’heure où il importait d’exciter l’opinion contre une puissance rivale, ce conte que l’on peut qualifier, quant au fond, de fantastique, dut, étant donnée la popularité de l’auteur, agir plus puissamment sur l’imagination des masses que les discours des hommes politiques et les articles de journaux. C’est ainsi que Kipling sert l’impérialisme, en mettant à la portée de tous sous une forme dramatique et passionnée ce qui resterait sans lui l’affaire du petit nombre auquel s’adressent les législateurs, les historiens, les économistes. On sait quelle peut être la puissance d’une chanson. Les rudes conseils au Jeune soldat anglais sur un air de marche, ont répondu comme il convenait aux instincts terre à