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que commencerait la grande mission de civiliser l’Asie centrale. Ceci, insinue malicieusement Kipling, n’avait pas le sens commun, parce que l’Asie ne sera pas civilisée d’après les méthodes occidentales ; elle est trop vaste, elle est trop vieille, cette antique beauté s’est livrée à trop d’amans dont elle porte l’empreinte, elle ne goûtera jamais l’école du dimanche, elle n’apprendra jamais à voter, à moins que les bulletins ne soient des sabres. Dirkovitch savait cela, aussi bien que personne, mais il voulait se rendre agréable.

Il donnait quelques renseignemens, peu, très peu, sur sa sotnia de Cosaques, abandonnée à elle-même, apparemment, dans quelque désert inconnu. Il avait fait de rudes besognes en Asie centrale et s’était battu plus qu’il n’arrive d’ordinaire à son âge, mais il avait soin de ne jamais trahir sa supériorité, pas plus qu’il ne manquait l’occasion de louer les exercices, l’organisation et l’uniforme des hussards blancs de Sa Majesté.

De fait les hussards blancs sont un régiment sans pareil, que tout le monde admire, sauf quelques milliers d’individus, communément désignés sous le nom de Paythans qui habitent la frontière ; ceux-ci les appellent volontiers fils du diable. Ces Afghans-là avaient naguère la mauvaise habitude de venir voler les carabines Henry-Martini, qui envoient une balle à mille yards dans le camp ennemi. Aussi faisait-on bonne garde, et les voleurs, quand on les empoignait, subissaient de la part des sentinelles des traitemens qui manquaient de douceur.

Sauf cet ennui, le régiment menait depuis quelque temps une vie très tranquille, se bornant au polo pour se désennuyer. Il eut même l’honneur de battre à ce jeu le corps de cavalerie légère des Lushkar, d’une force indiscutée jusque-là, et que commandait un officier indigène, rapide comme la flamme.

Un dîner fut donné pour célébrer l’événement. Les joueurs Lushkar y vinrent, et Dirkovitch, en grand uniforme d’officier cosaque, ample comme une robe de chambre, leur fut présenté. La grande salle du mess des hussards blancs est fort imposante avec son déploiement de belle argenterie, les drapeaux déchirés qui la décorent, la profusion de roses et de candélabres que supporte la longue table, les portraits d’officiers défunts qui se détachent sur les murs parmi de glorieux trophées de chasse. Les serviteurs indigènes tout en mousseline blanche, l’aigrette de leur régiment attachée au turban, se tiennent derrière leurs