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En tant qu’Oriental, dit-il, le Russe est charmant. C’est seulement quand il insiste pour être traité comme le plus oriental des Occidentaux, au lieu d’être le plus occidental des Orientaux, que l’anomalie de race devient extrêmement difficile à manier. L’hôte qui le reçoit ne sait jamais quel côté de sa nature il va montrer d’une minute à l’autre.


Suit le portrait plus que malveillant d’une manière d’espion qui paraît gagner son pain au service du Tsar, comme officier d’un régiment de Cosaques, et qui signe en même temps de noms très divers certaine correspondance dans un journal russe. Dirkovitch a le goût de parcourir les parties inexplorées de la terre et arrive dans l’Inde on ne sait d’où. C’est du reste un bel Oriental. Le gouvernement donne des ordres pour qu’on le traite avec politesse et pour qu’on lui montre tout ce qu’il peut désirer voir. S’exprimant en très mauvais anglais, en français plus mauvais encore (la haine emporte vraiment jusqu’à l’invraisemblance M. Rudyard Kipling), Dirkovitch continue de voyager d’une ville à l’autre jusqu’à ce qu’il atteigne la ville de Péchavêr, située à l’entrée de cette fente étroite quon dirait pratiquée d’un coup de sabre, la passe Khyber, où naguère Mulvaney et ceux de sa compagnie ont mis les Afghans en compote.

Sans aucun doute Dirkovitch est un officier, car il est chamarré de décorations, il sait causer, et, — ceci n’ajoute rien à ses mérites, — il a mis au désespoir le régiment du Tyrone noir, qui avait essayé en vain de le griser avec du whisky au miel, de l’eau-de-vie chaude, des liqueurs mêlées de toute espèce. Or, quand le Tyrone noir, exclusivement irlandais, renonce à entamer le sang-froid d’un étranger, cet étranger est certainement un être supérieur. Dirkovitch ne succomba qu’une fois et ce fut au Champagne des hussards blancs, — Champagne d’une marque inconnue, personne ne pouvant se procurer le pareil ; — sans parler d’une eau-de-vie célèbre achetée par un de leurs colonels peu après la bataille de Waterloo. Champagne et eau-de-vie, renforcés d’un porto presque aussi extraordinaire, furent placés à l’entière disposition de Dirkovitch lors d’un festin mémorable, et longtemps il y résista, longtemps il resta, malgré de surhumaines libations, aussi Européen que jamais. Les hussards blancs étaient pour lui « mes chers amis, » « mes glorieux camarades, » « mes frères ; » il s’épanchait avec eux, sur le splendide avenir qui attendait les efforts combinés de l’Angleterre et de la Russie, quand leurs territoires seraient rapprochés comme l’étaient déjà leurs cœurs et