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colère contre son camarade Losson, parce que celui-ci dresse un perroquet à lui dire des gros mots. Une rancune sans proportion avec l’injure le possède, il se met pendant des nuits d’insomnie à se représenter de quelle manière il tuera Losson : c’est tantôt en lui foulant la figure à coups de talons de bottes, tantôt en la lui écrasant avec la crosse de son fusil, d’autres fois en lui sautant sur les épaules et en lui tirant la tête en arrière jusqu’à ce que l’os du cou craque. Alors il tremble d’impatience et de volupté, sa bouche devient sèche, il avale une nouvelle lampée de bière. Un certain bourrelet de graisse sous l’oreille droite de Losson l’hypnotise, et un soir que le perroquet lui a crié so-oor, pourceau, en hindou, il perd tout à fait la tête, et tire sans savoir ce qu’il fait. Losson tombe. Et la folie grandit chez le meurtrier, il s’échappe dans la cour, son fusil à la main, deux paquets de munitions en poche, tirant sur les hommes rassemblés sous la véranda, défiant le colonel et tout le régiment. Comme il occupe une forte position près d’un mur, à l’angle du terrain de parade, on trouve dangereux d’approcher ; la chasse à l’homme, qui avait commencé avec entrain, s’arrête bientôt ; seul un caporal se glisse en rampant jusqu’à l’assassin, et une horrible lutte corps à corps s’engage, où Simmons n’est pas le plus fort. La jambe cassée au-dessus de la cheville, il est emporté pour attendre son sort : on le pend dans le carré creux du régiment réservé à cet usage. Le privilège d’être fusillé n’est pas accordé au soldat anglais. Pendu pour ce qui, dans un pensionnat de demoiselles, serait considéré comme une attaque de nerfs ! nous dit Kipling. Et en effet, par ces infernales journées de canicule indienne où le ciel, l’horizon, le soleil s’effacent, noyés dans le brouillard de chaleur, d’un violet brunâtre et fumeux, il arrive qu’un régiment d’infanterie tout entier soit travaillé en masse par l’hystérie, les nerfs de ces athlètes surmenés sont tendus comme des cordes à violon. Alors, ceux qu’on appelait la veille les héroïques défenseurs de l’honneur national deviennent du jour au lendemain, dans l’opinion des bourgeois, « une soldatesque licencieuse et brutale, reviremens excessifs, qui ahurissent un peu, c’est naturel, le pauvre Tommy. » Pour consoler les pendus, le poète des Ballades de la Caserne a rimé un glas superbe à leur intention.